De quoi « V for Vendetta » est-il le masque ?https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/03/17/de-quoi-v-for-vendetta-est-il-le-masque_4885078_4408996.html
De quoi « V for Vendetta » est-il le masque ?
Par William Audureau et Damien Leloup Publié le 16 mars 2016 à 20h24, modifié le 17 mars 2016 à 17h54
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AnalyseDix ans après sa sortie, le film de superhéros anarchiste a prêté son visage à toute une génération de sympathisants.
Medek, 16 ans, interrogé en novembre dernier dans les allées de la Paris Games Week, est vêtu d’un t-shirt arborant le masque de Guy Fawkes. Il le porte « parce que c’est stylé, on porte ce t-shirt comme on pourrait porter un t-shirt Nike ». Il connaît le film V for Vendetta, « un film sur un rebelle », mais cela ne l’inspire pas plus que cela. A ses côtés, Hubert, 15 ans, lui aussi fan de l’objet, n’a pas trop d’explication sur son attachement à ce masque et la portée du film. Il admet volontiers un côté politique, mais sans particulièrement y prêter attention.
Il y a encore cinq ans, le masque de Guy Fawkes, avec son sourire figé, insolent et insondable, était le symbole de toutes les luttes. Indignés, Occupy Wall Street, jeunes du printemps arabe, militants anti-G8 et G20, sans oublier Anonymous, tous les mouvements de contestation l’arboraient. Mais depuis qu’il a été popularisé par le film V for Vendetta, qui fête ses dix ans aujourd’hui, le costume est aussi devenu un code populaire, presque une marque, indice public sinon d’une revendication, du moins d’une insoumission affichée.
Comme le comics dont il est l’adaptation, V for Vendetta est un film politique : il raconte le dernier coup d’éclat de V, superhéros anarchiste vengeur, qui à la manière de Guy Fawkes, instigateur au XVIe siècle d’une tentative d’attentat ratée contre le Parlement anglais, cherche à mettre à feu et à sang une Angleterre dystopique aux mains d’un régime fasciste. Sur le film, de nombreuses analyses ont été rédigées, tantôt pour en saluer l’indocilité joyeuse et enragée, tantôt pour épingler son manichéisme et, ironiquement, son esthétique fascisante.
Le masque que porte le héros est tout simplement tombé dans la culture populaire, grâce au marketing du film et à son adoption sans réserve par les sympathisants du mouvement Anonymous. Ce dernier en a fait le symbole de l’indivisibilité et de la détermination vengeresse du peuple, face à ce qu’il identifie comme des puissances corrompues ou oppressantes.
« Ce masque appartient à tout le monde, il est dans le domaine public : libre à chacun d’en faire ce qu’il veut », se félicite son concepteur, David Lloyd, ravi qu’il ait été repris par des mouvements contestataires.
« V pour Vendetta est l’histoire d’une résistance contre l’oppression et la tyrannie. Partout où le masque a été employé jusque-là, ce le fut dans ce même but et dans ce même esprit. Pour moi, son utilisation est conforme au message véhiculé dans notre œuvre. »
Lire l’entretien avec David Lloyd : « Le masque de V appartient à tout le monde »
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Time Warner et usines au Brésil
Pourtant, le masque omniprésent n’est pas vraiment dans le domaine public. Si son créateur a donné sa bénédiction à toutes les personnes qui souhaitent se l’approprier, les droits sur l’objet appartiennent en réalité à Time Warner, producteur du film de 2005. Ironiquement, une multinationale du divertissement touche donc une commission sur chaque vente des masques « officiels », utilisés notamment par des militants qui dénoncent la mainmise de grandes entreprises sur la création et la liberté d’expression... D’autant plus que certains des masques sont fabriqués au Brésil ou en Chine, dans des usines où les conditions de travail sont plus que difficiles. La publication, en 2013, de photos prises dans une usine près de Rio, avait poussé une partie des militants d’Anonymous à s’interroger sur leur utilisation du masque.
Peut-on pour autant en conclure que ce masque est une coquille vide et hypocrite, une version modernisée du t-shirt à l’effigie de Che Guevara ? Comme le t-shirt rouge de Guevara, le masque de Guy Fawkes est porté aussi bien par des personnes qui le trouvent « stylé » que par des militants qui choisissent de le revêtir parce qu’il porte une signification politique. Comme le film V pour Vendetta, le masque mêle dans un même objet consumérisme grand public, effet de mode et engagement.
Le masque continue d’ailleurs d’inspirer la peur de certains régimes autoritaires : en 2013, bien après le printemps arabe, les gouvernements du Bahrein et d’Arabie Saoudite l’ont déclaré illégal, et ont interdit son importation. Le gouvernement d’Arabie saoudite estimait alors que ce morceau de plastique « diffuse une culture de violence » et « encourage les jeunes à ne pas respecter les forces de sécurité et à répandre le chaos dans la société ».
Anonymat, Anonymous et action collective
Pourquoi ce masque inquiète-t-il autant certains gouvernements ? Pour ce qu’il représente, d’abord, mais aussi pour ce dont il est la fuite : le rejet d’une société orwelienne où forces médiatiques et politiques contrôleraient la vie de chaque individu.
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Né en bonne partie sur le forum 4chan, temple de l’anonymat et de l’inconséquence en ligne, le mouvement Anonymous n’a pas adopté un masque comme symbole commun par hasard : l’émergence médiatique du mouvement est strictement contemporaine de l’explosion de Facebook et de l’autofiction en ligne. Comme le relève sur son site l’anthropologue Gabriella Coleman, auteure de l’étude Anonymous. Hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte (éditions Lux) :
« Alors que les Anonymous doivent taire leur identité et cacher leurs actions, le groupe exige la transparence du gouvernement et des grands acteurs. Aux yeux de Mark Zuckerberg, de Facebook, la transparence consiste à partager en permanence des informations personnelles ; il est allé jusqu’à proclamer la mort de la vie privée. Anonymous offre une antithèse provoquante à la logique de l’autopublication constante et de la quête de gloire. »
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A travers le masque de Fawkes, le mouvement Anonymous redonne également corps à l’idée d’une force collective qui ne serait pas l’addition de ses composantes, mais leur multiplication, à la manière de ce que Musil évoquait, dans L’homme sans qualités (éditions Point), comme « l’aurore d’un nouvel héroïsme, énorme et collectif, à l’exemple des fourmis ».
Le visage rieur de l’anarchiste terroriste prolonge, comme le remarque Gabriella Coleman, les intuitions de l’historien Michel de Certeau. Quelques années avant la publication du comics original de V for Vendetta, dans L’invention du quotidien, il suggérait l’idée d’un « anonyme rieur », « sage et fou, lucide et dérisoire », navigant dans les interstices de la collectivité, qui résisterait aux discours généralisants, aux lectures systémiques, à toute analyse figée, et ramènerait toute construction intellectuelle à l’inéluctabilité de la mort.
David Lloyd dit-il autre chose, lorsqu’il justifie l’étrange rictus de son masque ? « D’un côté, il n’y a rien de plus effrayant que de voir quelqu’un vous tuer tout en souriant. De l’autre, un sourire est par définition une marque d’optimisme. »