Activation des appareils à distance, les dangers de l’article 3 du projet de loi justice | L'Humanitéhttps://www.humanite.fr/societe/justice/activation-des-appareils-distance-les-dangers-de-l-article-3-du-projet-de-loi-justice-798733
Activation des appareils à distance, les dangers de l’article 3 du projet de loi justice
Le projet de réforme de la justice d’Éric Dupond-Moretti sera examiné ce mardi par la Chambre haute. Pourtant, l’article 3 fait débat, nous explique Vincent Nioré, vice-bâtonnier du barreau de Paris.
Publié le Mardi 13 juin 2023 Eugénie Barbezat
Le projet de réforme de la justice d’Éric Dupond-Moretti sera examiné ce mardi par la Chambre haute. Pourtant, l’article 3 fait débat, nous explique Vincent Nioré, vice-bâtonnier du barreau de Paris.
Avec l’argument de «limiter les risques pris par les enquêteurs» et de «s’adapter aux évolutions de la délinquance», l’article 3 du projet de loi d’Éric Dupond-Moretti prévoit d’autoriser le déclenchement à distance des micros et caméras des téléphones, ordinateurs et autres appareils connectés, à l’insu des personnes visées.
Déjà utilisée par les services de renseignements, cette technique, dont le fonctionnement est couvert par le secret-défense, serait autorisée dans les affaires de terrorisme, de délinquance et de criminalité organisées. Une dérive dangereuse, alerte Me Vincent Nioré, vice-bâtonnier du barreau de Paris et cosignataire d’un rapport du Conseil de l’ordre, qui voit dans cette disposition une atteinte grave au respect de la vie privée, au secret professionnel et aux droits de la défense.
Quel danger pointez-vous avec l’article 3 de la loi justice ?
La chancellerie souhaite introduire dans notre droit de nouvelles techniques au service des enquêteurs, en l’occurrence l’activation à distance des appareils électroniques, et plus précisément des smartphones. Or, aujourd’hui, investiguer dans un téléphone portable équivaut à une perquisition et doit obéir à des règles très particulières. Pour les crimes et délits de droit commun, punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement, il est prévu un système d’activation à distance, en vue de la localisation en temps réel du téléphone, à l’insu du possesseur ou du propriétaire.
En l’état, rien n’est précisé sur les conditions dans lesquelles les magistrats instructeurs ou les procureurs pourraient demander l’utilisation de cet outil au juge des libertés et de la détention (JLD). En matière de géolocalisation, la chambre criminelle de la Cour de cassation exige déjà la condition de l’existence d’un risque imminent de dépérissement des preuves ou d’atteinte grave aux personnes ou aux biens. On sait seulement que, dans le nouveau texte, la prohibition de l’activation à distance n’est formulée expressément que pour les députés, les sénateurs, les avocats et les magistrats.
Mais cela n’est pas le cas pour les journalistes, détenteurs du secret des sources. Par ailleurs, ne sont pas explicitement exemptés de collecte de données les lieux d’exercice protégés habituellement par les articles 56-1, 56-2, 56-3 et 56-5 du Code de procédure pénale que sont les cabinets d’avocats et les locaux de presse et de communication audiovisuelle, les études de notaire, d’huissier, les cabinets de médecin, les locaux de magistrat et d’arbitre… C’est une carence dangereuse.
Quelles conséquences pourrait avoir ce défaut de protection ?
Cette carence induit qu’il peut y avoir une violation du secret du délibéré du magistrat, du secret médical, du secret professionnel de l’avocat et, bien sûr, du secret des sources. Et ce risque de violation du secret est encore accru quand l’affaire concerne la criminalité organisée : une disposition de la loi prévoit ce même système d’activation à distance des appareils électroniques afin de permettre la captation de données, de sons et d’images dans les affaires plus lourdes. Il suffirait d’activer à distance, par exemple, le téléphone du client d’un avocat dans le cabinet de ce dernier pour que toute la conversation soit écoutée, y compris les propos de l’avocat, voire de confrères à proximité. C’est attentatoire au libre exercice des droits de la défense et au secret professionnel.
Il est pourtant déjà possible de placer des suspects sur écoute ou même d’installer des micros chez eux…
Aujourd’hui, l’article 706-96 du Code de procédure pénale prévoit la possibilité, en matière de criminalité organisée, de sonoriser un lieu privé pour y recueillir des paroles confidentielles, dans le cadre d’affaires très lourdes comme la traite d’êtres humains, différents crimes en bande organisée, la délinquance financière, le terrorisme, etc.
Les services de police peuvent ainsi placer des micros et des caméras dans un appartement, dans le cadre de l’enquête, avec l’autorisation du JLD, pour une période strictement limitée. C’est dans ce contexte que vient s’intégrer l’activation à distance des appareils électroniques. Ce procédé est, à mon sens, une mesure intrusive terrible. Mais, comme il est rendu possible par la technique, le législateur veut s’en emparer. Soit. Mais il faudrait alors des garanties très fortes pour protéger les libertés publiques quant aux conditions exigées pour cette activation et quant à la protection des lieux protégés et des personnes investies d’un secret.
Qu’est-ce qui pourrait être mis en place ?
Ce que nous voulons, c’est une prohibition de principe de la collecte pour ces personnes et ces lieux. Le secret des sources, le secret professionnel de l’avocat, le secret médical et celui du délibéré sont des valeurs fondamentales du respect de la démocratie judiciaire. Il faut que la chancellerie revoie sa copie, que je trouve déviante et attentatoire notamment à la vie professionnelle de l’avocat, du journaliste et à la vie privée d’une manière générale.
On ne retrouve pas, dans le projet de loi du gouvernement, les conditions exigées par la chambre criminelle en matière de géolocalisation, à savoir la description circonstanciée des faits et des raisons précises justifiant cette mesure par le magistrat qui réclame cette mise en place. Aujourd’hui, pour ordonner une perquisition dans un lieu protégé, un magistrat doit démontrer l’existence d’indices antérieurs de la participation du suspect à la réalisation d’une infraction.
Dans la nouvelle loi, aucune condition n’est exigée, il suffirait que ces mesures soient simplement réputées «utiles à l’enquête» pour que l’activation des téléphones puisse être mise en œuvre. Avec des risques de nullité, si les données collectées au moyen de cette activation à distance l’ont été dans un des lieux protégés que j’évoquais plus haut. Au final, cet article 3 est bien une disposition aussi scélérate que délétère.
Quels types d’abus redoutez-vous si ce texte était adopté ?
En pratique, nous, avocats pénalistes, savons déjà que, dans le cadre d’écoutes « classiques », il arrive que la conversation d’un avocat avec son client soit captée, retranscrite et versée dans une procédure à charge. L’avocat doit alors déposer une requête en nullité devant la chambre d’instruction. J’ai bien peur que la nouvelle loi ne sanctuarise cette dérive. Nous nous battrons de toutes nos forces pour qu’il n’en soit jamais ainsi.