La Chine confrontée au trafic des “visages volés” de l’intelligence artificiellehttps://www.courrierinternational.com/article/cybercriminalite-la-chine-confrontee-au-trafic-des-visages-voles-de-l-intelligence-artificielle
La Chine confrontée au trafic des “visages volés” de l’intelligence artificielle
Chantage à la fausse sextape, manipulations bancaires… En Chine, le développement de l’intelligence artificielle (IA) fait passer l’escroquerie en ligne à un niveau inédit. Dans une société où tout est enregistré, des caméras de surveillance à la reconnaissance faciale sur smartphone, les données relatives aux visages ou à la voix des individus se monnaient à vil prix sur Internet. Les victimes en “perdent la face” – littéralement.
Xinjing Bao par Wang Chang Traduit du chinois Publié aujourd’hui à 05h00 Lecture 9 min.
L’appel vidéo n’a duré que sept secondes. Assez, cependant, pour que Fang Yangyu soit persuadé que ce visage et cette voix étaient bien ceux d’un de ses proches. Et pour qu’il vire 300 000 yuans [près de 39 000 euros] sur un compte bancaire.
“En fait, tout était faux !” tranche le commissaire Zhang Zhenhua, du bureau de la sécurité publique de Shanghe [un district de la province du Shandong, dans l’est de la Chine]. “C’était une escroquerie par IA, comme on en voit beaucoup ces derniers temps.”
L’affaire s’est produite le 29 mai dernier : Fang Yangyu, qui réside à Jinan [la capitale du Shandong], regarde de courtes vidéos chez lui, quand il reçoit un message d’un inconnu qui se présente comme un membre de sa famille, et qui lui envoie son identifiant QQ [“Kioukiou”, du nom d’un des principaux réseaux de messagerie en Chine]. À peine Fang Yangyu a-t-il ajouté le contact qu’il reçoit un appel vidéo de celui qui a tout l’air d’être un de ses “cousins”.
Sous prétexte de la mauvaise qualité du réseau, son interlocuteur raccroche au bout de quelques phrases échangées. Leur conversation se poursuit dans le chat : le “cousin” explique qu’il doit de toute urgence transférer une somme d’argent, mais qu’il n’arrive pas à le faire directement. Il voudrait donc d’abord virer les fonds sur le compte de Fang Yangyu pour que celui-ci les transfère ensuite sur une carte bancaire donnée.
À l’autre bout de la Chine
Il lui envoie deux captures d’écran attestant du bon virement des sommes sur le compte de Fang Yangyu, qui s’étonne tout de même de n’avoir pas reçu de notification de sa banque. “Ça devrait arriver dans les vingt-quatre heures. De toute façon, les justificatifs bancaires font foi”, lui assure son “cousin”, qui fait doucement monter la pression. Face à ses demandes répétées, Fang finit par virer les 300 000 yuans sur le compte indiqué.
Peu après, son interlocuteur lui demande de transférer 350 000 yuans de plus. Fang Yangyu se méfie, se souvenant d’un message de sensibilisation aux arnaques ; il téléphone à un autre membre de sa famille [pour vérifier l’identité de ce “cousin”] et finit par découvrir le pot aux roses.
Le soir même, il prévient la police, qui constate que sa carte bancaire a été utilisée dans une bijouterie de la province du Guangdong [à l’autre bout de la Chine, dans le sud-est]. Le lendemain, la police locale interpelle six suspects dans la ville de Dongguan.
Elle découvre que le cerveau de cette escroquerie par IA se trouve dans le nord de la Birmanie. Les six individus arrêtés en Chine, eux, s’étaient organisés pour blanchir de l’argent au profit d’escrocs situés à l’étranger en se répartissant les tâches (achats d’or, versement de liquide à la banque, prises de contact en ligne, etc.).
La fuite de données, à la base du problème
Ces affaires d’escroqueries par IA interposée touchent tout le territoire chinois. Wang Jie, chercheur associé en droit à l’Académie des sciences sociales de Pékin, raconte avoir entendu parler pour la première fois de ce genre d’arnaque en 2019, lorsqu’un étudiant étranger avait cru échanger avec ses parents en visio alors que c’était un hypertrucage (aussi connu sous le nom anglais de deepfake) réalisé par des malfaiteurs. Avant cela, des affaires similaires de substitution de visages par IA à des fins frauduleuses avaient été traitées par les polices de Harbin (nord-est de la Chine) et de Fuzhou (sud-est) .
“Derrière les arnaques par intelligence artificielle, il y a toujours un problème de fuite de données”, souligne Wang Jie. Car, à l’ère de l’IA, la voix et le visage humains sont devenus des données qui peuvent se marchander et devenir source de profits.
De fait, nombreux sont ceux qui “perdent la face” sans s’en apercevoir. Il suffit pour cela de quelques secondes, comme en a fait l’amère expérience Pan Ziping, un habitant de la province de l’Anhui, dans l’est de la Chine.
Le 24 mars au soir, plongé dans la lecture d’un roman de fantasy sur son téléphone portable, il clique par inadvertance sur une publicité en voulant faire défiler le texte. L’action déclenche le téléchargement d’un jeu. Par curiosité, Pan Ziping essaie d’y jouer, puis désinstalle le programme, qu’il juge inintéressant.
Dix secondes fatales
Dans la foulée, il reçoit un appel téléphonique de l’étranger. Son interlocuteur affirme avoir accès à toutes les informations contenues dans son smartphone, en particulier sa galerie de photos et son répertoire. Il lui propose d’en parler sur QQ. Sans trop réfléchir, Pan Ziping l’ajoute donc à ses contacts. Dans la foulée, il reçoit un appel en visio. L’homme, qui n’a pas branché sa caméra, lui cite alors plusieurs noms de personnes figurant dans son carnet d’adresses, puis met fin à l’appel vidéo.
Quelques minutes plus tard, Pan Ziping reçoit par QQ une vidéo pornographique d’une dizaine de secondes : on y voit un homme nu en pleine action ; mais le visage de cet homme, c’est le sien. Pan Ziping est abasourdi : “C’est donc ça, la technologie d’aujourd’hui !” Alors qu’il est toujours interloqué, il reçoit un nouveau coup de téléphone, menaçant :
“Si tu ne me verses pas 38 000 yuans [près de 5 000 euros], j’envoie ta ‘petite vidéo’ à tout ton répertoire !”
À l’appui, l’homme joint une copie d’écran montrant que la vidéo est bien prête à partir ; un simple clic, et tous les amis, tous les contacts de Pan Ziping la reçoivent…
Pan Ziping partage alors son écran pour montrer à son interlocuteur qu’il n’a pas assez d’argent sur ses comptes Alipay et WeChat [nécessaires aux transferts d’argent]. L’homme diminue alors son prix, n’exigeant plus que 28 000 yuans, puis 18 000 et finalement 8 000 yuans [un peu plus de 1 000 euros]. Mais Pan Ziping est formel, c’est au-dessus de ses moyens. Son interlocuteur le pousse donc à emprunter les sommes nécessaires sur des plateformes de prêt en ligne.
Un jeu d’enfant
Pan hésite, prépare le transfert… Puis il finit par quitter l’appel et téléphone au 110 [le numéro d’urgence de la police]. Mais au bout du fil, l’agent refuse de recevoir sa plainte, au motif qu’il n’y a pas de préjudice avéré. Pan Ziping demande ce qu’il doit faire pour régler cette histoire de vidéo porno truquée par IA. On lui répond que la police n’a pas les moyens de la détruire. Et que la seule solution, pour lui, c’est d’envoyer un message collectif expliquant cette affaire à tout son carnet d’adresses.
Au fil de ses recherches, le chercheur Wang Jie a documenté de nombreux cas de pertes de données personnelles par des individus qui, après avoir consulté des sites web douteux, ont été victimes d’arnaques. Il estime que, avec les techniques actuelles, “capturer des données faciales est devenu un jeu d’enfant”. Elles sont collectées à notre insu par les caméras de surveillance omniprésentes, par les systèmes de détection faciale de nos smartphones ou encore par les applications qui demandent l’accès à nos galeries de photos.
En 2021, à Hefei [la capitale de l’Anhui], la police a débusqué un groupe de malfaiteurs qui se servaient de techniques d’intelligence artificielle pour trafiquer les visages de personnes sur des FMV [pour full motion videos, des scènes reconstituées à partir de fichiers vidéo préenregistrés]. Sur les ordinateurs des suspects, on a découvert une dizaine de gigaoctets de données faciales, qui ont changé de mains à de nombreuses reprises sur Internet – à l’insu, bien sûr, des personnes concernées.
Règlements inapplicables
Entre autres paliers franchis par les technologies de l’intelligence artificielle, les outils d’échange de visages par IA (aussi connus sous le nom face swap) sont désormais à la portée de tous.
Dès 2019, une application de ce genre appelée ZAO faisait fureur [en Chine], avant d’être retirée pour violation des droits d’auteur et atteinte à la vie privée, entre autres. Ses utilisateurs n’avaient qu’à fournir une photo de leur visage pour se retrouver, dans des vidéos, à la place de leur personnage de film ou de série préféré.
Spécialiste de droit pénal, Liu Xianquan met en garde contre les graves dangers qui peuvent résulter du détournement le plus anodin :
“En fait, ce n’est pas tant la technologie d’échange de visages par IA qui pose problème que la façon dont elle est utilisée.”
La Chine a mis en place, le 10 janvier dernier, un règlement limitant les services d’hypertrucage proposés sur Internet en Chine. Il stipule que les fournisseurs de ces services de deepfake ont pour obligation d’ajouter une fonction permettant d’identifier clairement le contenu comme étant issu d’un trucage numérique.
Par ailleurs, lorsqu’ils proposent des montages à partir de données biométriques comme la voix ou le visage d’un individu, ils sont tenus de prévenir leurs clients de l’obligation d’obtenir le consentement de cet individu. Problème : les techniques d’échange de visages par IA se monnayent bien souvent en catimini sur Internet, ce qui rend l’application de ce règlement particulièrement difficile.
Recréer les parties invisibles
On trouve des services en ligne proposant de changer les visages sur des photos pour 35, 50 ou 100 yuans [de 4,5 à 13 euros]. Pour les échanges de visages sur des vidéos, la tarification est à la minute, de 70 à 400 yuans [de 9 à 50 euros].
“Il est possible de changer n’importe quel visage”, indique l’un de ces marchands, qui se fait appeler “Zhang l’ingénieur”. Si un client lui fournit la photo ou la vidéo d’un visage, il est capable de l’intervertir avec celui d’une vedette, par exemple, mais aussi de “ressusciter” en vidéo des personnes mortes.
Zhang l’ingénieur ne propose pas seulement des prestations clé en main, mais aussi d’enseigner les techniques d’échange de visages. “Chez nous, on peut acheter un tutoriel et apprendre à tout faire soi-même”, indique-t-il. Il a lui-même développé un algorithme, qu’il vend 368 yuans sous forme d’extension sur la plateforme [de commerce en ligne] Taobao pour une utilisation illimitée pendant… cinquante ans !
Pour un rendu plus naturel, certains de ces marchands conseillent de fournir une photo de départ prise sous le même angle que celle de destination. Mais un autre vendeur affirme parvenir à un résultat criant de vérité avec juste une photo de face :
“Grâce au processus de ‘machine learning automatisé’, on peut reconstituer un visage dans ses moindres détails – y compris les parties invisibles.”
Le patron du studio de design vidéo Jielun, une boutique en ligne sur la plateforme WeChat, se présente comme un expert dans l’échange de visages par IA. Il montre avec fierté une vidéo de dix-neuf secondes qu’il a diffusée en mai dernier auprès de son cercle d’amis. Une femme vêtue d’un bustier, d’une minijupe et de bas noirs, s’y déhanche face à la caméra. Son visage ressemble en tout point à celui de la star [du cinéma et de la chanson] Yang Mi ; seul un léger décalage est décelable lorsqu’elle regarde vers le bas ou se tourne sur le côté.
Vingt euros la vidéo porno
Au studio Jielun, il faut compter 70 yuans la minute pour faire réaliser des vidéos ordinaires et 150 yuans [20 euros] pour des vidéos obscènes. Notre enquête confirme qu’il faut à peine deux heures de travail pour créer sur mesure une minute de vidéo porno truquée avec échange de visages.
Au cours de nos échanges, le patron du studio a demandé à plusieurs reprises à retirer des informations qu’il considérait comme “sensibles”. En revanche, il n’a jamais indiqué vouloir informer les “individus édités” de l’utilisation de leurs données faciales. Et, sur la vidéo truquée, il n’est nulle part fait mention d’un échange de visages par IA.
Mais le “commerçant” se retranche derrière ce qu’il appelle la “clause exonératoire de responsabilité” jointe à la vidéo. Elle stipule que “toute diffusion de matériel graphique ou vidéo est interdite, et le producteur n’en assume aucune conséquence. La vidéo est réalisée à des fins de divertissement uniquement, et nous ne pourrons en aucun cas être tenus responsables de l’utilisation des images et des vidéos, ni de tout autre dommage.”
Au Studio Jielun, on trouve également des applications ou des logiciels gratuits d’échange de visages par IA. Une rapide recherche sur TikTok suffit à découvrir de nombreuses offres publicitaires assorties de liens de téléchargement.
Le droit des victimes oublié
Ensuite, il suffit d’un clic : un clip publicitaire de vingt-cinq secondes se lance, après quoi, on peut utiliser gratuitement l’appli pour réaliser une vidéo truquée d’une dizaine de secondes, à partir de toute une série de courtes vidéos matricielles de célébrités ou de gens ordinaires, toutes disponibles sur la page d’accueil.
“C’est comme quand quelqu’un achète un couteau et commet un meurtre avec. Aurait-on l’idée d’en rejeter la faute sur le couteau ou sur celui qui l’a vendu ?”
Pour Gan Shirong, du cabinet d’avocats Huacheng de Pékin, ce n’est pas la technologie qui pose problème, mais l’utilisateur qui commet un acte illégal avec. Le juriste insiste, du reste, sur le fait que la vente “non encadrée” de ce genre de technologie augmente naturellement le risque de violation de la loi et rend son contrôle plus difficile.
Surtout, il est encore très compliqué de défendre les droits des victimes d’une violation d’identité par IA interposée. Comme le fait observer Liu Xianquan, d’un point de vue juridique, aucune réglementation pertinente n’existe actuellement sur l’utilisation et le développement des technologies d’intelligence artificielle.
Quant à Pan Ziping, il n’a finalement pas pu porter plainte après le vol de son visage et son utilisation dans une vidéo pornographique. L’affaire n’a pas eu de conséquence financière pour lui [puisqu’il a refusé le chantage], mais il n’a pu ni retrouver l’auteur du vol de son visage, ni empêcher la diffusion de la vidéo. Son seul recours a été d’envoyer un message collectif à tous les contacts de son répertoire pour leur demander de ne pas relayer la vidéo. Et, malgré les images, de ne pas croire à son contenu.