L’effondrement de l’information ? | Hubert Guillaudhttps://hubertguillaud.wordpress.com/2024/01/11/leffondrement-de-linformation/
L’effondrement de l’information ?
Depuis Cambridge Analytica, Trump, le Brexit et le Covid, l’information est devenue un problème pour les réseaux sociaux… Sommés par les autorités d’arbitrer la vérité, la plupart d’entre eux semblent désormais se réfugier en-dehors de l’information, pour devenir des lieux d’accomplissement de soi rétifs à la politique. C’est certainement ce qui explique le recul de l’information dans les flux des utilisateurs, analyse pertinemment Charlie Warzel pour The Atlantic. Comme le déclarait récemment le New York Times : « Les principales plateformes en ligne sont en train de rompre avec l’information ».
Les plateformes de réseaux sociaux ont longtemps influencé la distribution de l’information, par exemple, en poussant les médias à se tourner vers la vidéo, comme l’a fait Facebook en 2015, en surestimant volontairement le temps moyen que les utilisateurs passaient à regarder des vidéos pour pousser les médias à basculer vers la production de contenus vidéos. Aujourd’hui, elles se détournent de l’information pour le divertissement et la publicité. Mais il n’y a pas qu’elles, les lecteurs eux-mêmes semblent atteindre un plafond informationnel, qui les pousse à se détourner de l’info, rapporte le Pew Research Center. La consommation d’information, particulièrement anxiogène, a plongé depuis 2020. Beaucoup se sont tournés vers des contenus plus faciles, comme ceux produits par les influenceurs. “La confiance des consommateurs ne repose pas nécessairement sur la qualité du reportage ou sur le prestige et l’histoire de la marque, mais sur des relations parasociales fortes”, constate Warzel. En 2014 – l’époque faste de l’actualité sociale – 75 % des adultes américains interrogés par le Pew déclaraient qu’Internet et les médias sociaux les avaient aidés à se sentir plus informés. Ce n’est plus le cas.
Avec l’accélération algorithmique de l’information dans les réseaux sociaux, les cycles d’actualité sont devenus plus rapides : Twitter est ainsi devenu le rédacteur en chef des sujets les plus chauds que les médias devaient traiter, dans une boucle de renforcement des sujets populaires, à l’image des tweets de Donald Trump que tous les médias commentaient. De 2013 à 2017, l’actualité est devenue l’essence faisant tourner les réseaux sociaux, transformant peu à peu l’information en champ de bataille… Beaucoup d’utilisateurs s’en sont alors détournés. De nouveaux réseaux sociaux ont explosé, à l’image de TikTok et les plus anciens réseaux se sont adaptés, Facebook notamment… Une récente enquête de Morning Consult a montré que « les gens aimaient davantage Facebook maintenant qu’il y avait moins d’actualité ».
Les commentaires sur l’actualité comme l’information ne vont pas entièrement disparaître, estime Warzel, mais les médias viennent de perdre de leur influence culturelle. Pour John Herrman dans le New Yorker, la campagne présidentielle de 2024 aux Etats-Unis risque d’être la première sans médias pour façonner les grands récits politiques. “Les réseaux sociaux ont fait ressortir le pire dans le secteur de l’information, et les informations, à leur tour, ont fait ressortir le pire dans de nombreux réseaux sociaux”. L’alliance entre réseaux sociaux et information a vécu. Reste à savoir ce que le monde de l’influence va produire… dans un monde où la force de l’écrit et la structuration de l’information semblent s’estomper du fait de machines à recommandation qui ne sont plus bâties pour eux.
La fin d’un monde commun
Dans un second article, Warzel revient sur cette disparition de l’information… Pour lui, l’internet est désormais fragmenté par les recommandations sociales qui font que nous ne partageons pas grand-chose de ce que les autres consomment. “La notion même de popularité est sujette à débat” : plus personne ne sait vraiment si telle tendance est aussi virale qu’affichée. Difficultés à comparer les métriques, recommandations opaques, fermeture des sites d’information par les paywalls, chute de la pertinence des informations sur les médias sociaux et envahissement publicitaire… Nous ne comprenons plus ce qu’il se passe en ligne. Vous n’avez probablement jamais vu les vidéos les plus populaires de TikTok de l’année, pas plus que les contenus les plus vus de Facebook ! Et pas grand monde n’avait parlé de l’émission la plus populaire de Netflix, The Night Agent ! D’un côté, les contenus populaires sont plus viraux que jamais, de l’autre ces popularités sont plus cloisonnées que jamais ! Les comparaisons d’audience entre contenus et plateformes deviennent particulièrement complexes à décoder. Par exemple, la polémique récente sur le succès d’audience auprès de jeunes américains d’un discours de Ben Laden n’a pas été aussi virale que beaucoup l’ont dit, comme l’ont démontré le Washington Post ou Ryan Broderick. Un peu comme si nous étions entrés dans un moment de grande confusion sur la viralité, avec des métriques de vues que l’on compare d’une plateforme l’autre, alors que leurs publics et principes d’auto-renforcement sont très différents. Le fait que les plateformes ferment l’accès à leurs métriques et à la recherche n’aide pas à y voir clair, bien sûr. Sans échelle de comparaison, sans moyens pour voir ce qui circule et comment, nous devenons aveugles à tous les phénomènes. Et notamment à l’un d’entre eux : la manipulation de l’information par des puissances étrangères…
Ces transformations ne sont pas encore achevées ni digérées qu’une autre se profile, estimait James Vincent pour The Verge : “l’ancien web est en train de mourir et le nouveau web a du mal à naître”. La production de textes, d’images, de vidéos et de sons synthétiques vient parasiter cet écosystème en recomposition. Accessibles directement depuis les moteurs de recherches, les productions de l’IA viennent remplacer le trafic qui menait jusqu’à l’information. “L’IA vise à produire du contenu bon marché depuis le travail d’autrui”. Bing AI ou Bard de Google pourraient finalement venir tuer l’écosystème qui a fait la valeur des moteurs de recherche, en proposant eux-même leur propre “abondance artificielle”. Certes, ce ne sera pas la première fois que l’écosystème de l’information se modifie : Wikipédia a bien tué l’Encyclopédie Britannica. Mais, pour James Vincent, si depuis l’origine le web structure la grande bataille de l’information en modifiant les producteurs, les modalités d’accès et les modèles économiques… cette nouvelle configuration qui s’annonce ne garantit pas que le système qui arrive soit meilleur que celui que nous avions.
“L’internet n’est plus amusant”, déplorait Kyle Chayka pour le New Yorker. A force d’ajustements algorithmiques, les réseaux sociaux sont devenus parfaitement chiants !, expliquait Marie Turcan de Numérama, dénonçant le web de l’ennui ! L’invisibilisation des liens externes et plus encore de l’écrit par rapport à la vidéo, semble achever ce qu’il restait de qualité, comme le rapporte David-Julien Rahmil pour l’ADN. Dans un autre article, Rahmil rappelle que les échanges directs ont pris le pas sur les échanges publics : “La publicité omniprésente, l’exacerbation des tensions politiques, la culture du clash perpétuel et la sensation de burn-out informationnel ont sans doute précipité la chute des grandes plateformes sociales.” Désormais, chaque plateforme ne travaille plus que pour elle-même. Dans une internet plus fragmenté que jamais, chaque plateforme va faire émerger ses propres professionnels, ses propres influenceurs et il est bien probable qu’ils ne se recoupent plus d’une plateforme l’autre.
Quant aux réseaux sociaux, ils se sont dévalorisés eux-mêmes, à l’image de Twitter, qui a longtemps incarné le fil d’actualité en temps réel, le lieu central d’une conversation influente et un peu élitiste, explique Nilay Patel pour The Verge. C’est “l’effondrement du contexte qui a rendu Twitter si dangereux et si réducteur, mais c’était aussi ce qui le rendait passionnant”. La plateforme a rendu ses utilisateurs plus rapides et plus agiles, mais également trop réactifs. Les marques se sont éloignées des médias pour gérer elles-mêmes leurs présences sociales. “En prenant du recul maintenant, vous pouvez voir exactement à quel point cette situation a été destructrice pour le journalisme : les journalistes du monde entier ont fourni gratuitement à Twitter des informations et des commentaires en temps réel, apprenant de plus en plus à façonner des histoires pour l’algorithme plutôt que pour leurs véritables lecteurs. Pendant ce temps, les sociétés de médias pour lesquelles ils travaillaient étaient confrontées à un exode de leurs plus gros clients publicitaires vers des plateformes sociales offrant des produits publicitaires de meilleure qualité et plus intégrés, une connexion directe avec le public et aucune éthique éditoriale contraignante. Les informations sont devenues de plus en plus petites, même si les histoires ont pris de l’ampleur.” Tout le monde y était journaliste, alors que le secteur de l’information lui-même se tarissait. “Twitter a été fondé en 2006. Depuis cette année-là, l’emploi dans les journaux a chuté de 70% et les habitants de plus de la moitié des comtés américains ont peu ou plus d’informations locales”. Avec la pandémie, Trump, Black Live Matter, Twitter a atteint un point de bascule, s’effondrant sous son propre pouvoir. L’audience a commencé à refluer sous sa toxicité. Pour Patel, la prise de pouvoir de Musk sur la plateforme est une réaction au recul du pouvoir des célébrités et des gens de la tech. En renforçant sa viralité et sa toxicité, la plateforme ne cesse de péricliter. Les challengers (Bluesky, Threads, Mastodon…) sont à Twitter “ce que la méthadone est à l’héroïne”. L’audience est plus fragmentée que jamais. A l’image de ces utilisateurs qui courent encore d’une plateforme l’autre pour envoyer des messages à leurs relations… ou ces lecteurs désorientés de ne plus trouver quoi lire.
Changement générationel ou enjunkification ?**
**L’âge de la conversation qui ouvrait le web du XXIe siècle est clos ! Et ce qu’il reste de nos conversations vont être prises en charge par des agents conversationnels… qui seront des des agents politiques et idéologiques bien plus efficaces que nos semblables, comme l’explique Olivier Ertzscheid ! A terme, c’est même une relation encore plus personnelle à l’information que dessinent les chatbots, chacun discutant avec le sien sans plus vraiment avoir de liens à des contenus communs.
Pour Max Read, dans le New York Times, peut-être faut-il lire ces changements en cours autrement. Ces transformations ont aussi des origines économiques, rappelle-t-il trop rapidement. “La fin de l’ère des taux d’intérêt bas a bouleversé l’économie des start-ups, mettant fin aux pratiques de croissance rapide comme le blitzscaling et réduisant le nombre de nouvelles entreprises Internet en lice pour attirer notre attention ; des entreprises comme Alphabet et Facebook sont désormais des entreprises matures et dominantes au lieu de nouvelles entreprises perturbatrices”… Pourtant, plutôt que de creuser cette explication économique, c’est à une autre explication que Max Read se range. Si l’internet est en train de mourir, c’est d’abord parce que nous vieillissons. La forme et la culture d’internet ont été façonnés par les préférences des générations qui y ont pris part. L’internet d’aujourd’hui n’est plus celui des médias sociaux (2000-2010), ni celui des réseaux sociaux (2010-2020). “Selon le cabinet d’études de consommation GWI, le temps passé devant un écran par les millennials est en baisse constante depuis des années. Seuls 42 % des 30 à 49 ans déclarent être en ligne « presque constamment », contre 49 % des 18 à 29 ans. Nous ne sommes même plus les premiers à l’adopter : les 18 à 29 ans sont plus susceptibles d’avoir utilisé ChatGPT que les 30 à 49 ans – mais peut-être uniquement parce que nous n’avons plus de devoirs à faire.”
“Le public américain le plus engagé sur Internet ne sont plus les millennials mais nos successeurs de la génération Z. Si Internet n’est plus amusant pour les millennials, c’est peut-être simplement parce que ce n’est plus notre Internet. Il appartient désormais aux zoomers.”
Les formats, les célébrités, le langage lui-même de cette génération est totalement différent, explique Read. “Les zoomers et les adolescents de la génération Alpha qui mordillent leurs talons générationnels semblent toujours s’amuser en ligne. Même si je trouve tout cela impénétrable et un peu irritant, l’expression créative et la socialité exubérante qui ont rendu Internet si amusant pour moi il y a dix ans sont en plein essor parmi les jeunes de 20 ans sur TikTok, Instagram, Discord, Twitch et même X. Skibidi Toilet, Taxe Fanum, le rizzler – je ne me rabaisserai pas en prétendant savoir ce que sont ces mèmes, ou quel est leur attrait, mais je sais que les zoomers semblent les aimer. Ou, en tout cas, je peux vérifier qu’ils adorent les utiliser pour confondre et aliéner les millennials d’âge moyen comme moi.”
Certes, ils sont récupérés et exploités par une petite poignée de plateformes puissantes, mais d’autres avant elles ont cherché à arbitrer et à marchandiser notre activité en ligne… “Les plateformes axées sur l’engagement ont toujours cultivé les influenceurs, les abus et la désinformation. Lorsque vous approfondissez, ce qui semble avoir changé sur le Web au cours des dernières années, ce n’est pas la dynamique structurelle mais les signifiants culturels”.
“En d’autres termes, l’enjunkification a toujours eu lieu sur le web commercial, dont le modèle économique largement basé sur la publicité semble imposer une course toujours mouvante vers le bas. Peut-être que ce que les internautes frustrés, aliénés et vieillissants comme moi vivent ici, ce ne sont pas seulement les fruits d’un Internet enjunkifié, mais aussi la perte de l’élasticité cognitive, du sens de l’humour et de l’abondance de temps libre nécessaire pour naviguer avec agilité et gaieté dans tous ces déchets déroutants.”
Mais c’est là une vision très pessimiste des transformations actuelles. Pour Rolling Stone, Anil Dash s’enthousiasme. Avec sa fragmentation, l’internet est en train de redevenir bizarre, comme il l’était à l’origine ! La disparition d’applications centrales (même si ce n’est pas vraiment tout à fait le cas), promet un retour de services étranges et de propositions inattendues à l’image de l’école de la programmation poétique de Neta Bomani… ou celles du constructeur de bots Stephan Bohacek, ou encore celles du designer Elan Kiderman Ullendorff qui s’amuse à faire des propositions pour “échapper aux algorithmes“… ou encore les petites subversions de l’artiste et programmeur Darius Kazemi qui proposait aux gens de créer leurs micro-réseaux sociaux autonomes sur Mastodon…
Pas sûr que ces subversions n’aient jamais cessé. Elles ont surtout été invisibilisées par les grandes plateformes sociales. Pas sûr que l’audience d’influence et que l’audience synthétique qui s’annoncent ne leur apporte plus d’espaces qu’ils n’en avaient hier. Reste qu’Anil Dash a raison : la seule chose certaine, c’est que les contenus les plus étranges vont continuer de tenter de parvenir jusqu’à nous. A l’image des vidéos qui venaient coloniser les flux des plus jeunes depuis quelques mots clefs, que dénonçait James Bridle dans son excellent livre, Un nouvel âge des ténèbres. Elan Kiderman Ullendorff s’est amusé à créer un compte tiktok des vidéos les plus repoussantes qui lui étaient proposées en passant toutes celles qui l’intéressaient et en ne retenant que le pire. Des vidéos qui semblent composer un portrait de Dorian Gray de chacun d’entre nous. Le web addictif est le miroir du web répulsif, le web qu’on déteste le miroir du web de nos rêves. Seule certitude, oui : le web de demain risque d’être bien plus étrange et dérangeant qu’il n’est ! Les ajustements algorithmiques ayant sabré le plus intéressant, il est probable que nous soyons plus que jamais confrontés au pire !
Hubert Guillaud