Un psychothérapeute italien condamné à de la prison pour avoir induit de faux souvenirs – Réalités Biomédicaleshttps://www.lemonde.fr/blog/realitesbiomedicales/2022/12/12/un-psychotherapeute-italien-condamne-a-de-la-prison-pour-avoir-induit-de-faux-souvenirs/
Un psychothérapeute italien condamné à de la prison pour avoir induit de faux souvenirs
C’est l’histoire de Sara (le prénom a été modifié), une adolescente de 15 ans, dont les parents ont divorcé. Nous sommes en 2015. A vrai dire, tout a commencé quelques années plus tôt, en 2003, lorsque sa mère fait appel, pour la première fois, aux services sociaux pour obtenir un soutien économique dans un contexte de relation parentale conflictuelle.
Lors d’une rencontre avec les travailleurs sociaux, la mère de Sara les informe que sa fille a été victime d’abus sexuel de la part de son petit ami, également adolescent. Les faits sont portés à la connaissance du procureur et une enquête est ouverte à l’encontre de l’ami de Sara. L’adolescente n’entend pas être mêlée à l’affaire criminelle et en veut beaucoup à sa mère d’avoir trahi sa confiance en divulguant des éléments de sa vie.
Les services sociaux vont la questionner de manière intensive avant même qu’elle ne soit entendue par la justice. Durant ces entretiens, l’adolescente déclare éprouver beaucoup de honte à devoir raconter ce qu’elle a vécu et finit par réaliser à quel point tout cela l’a affectée. Plus tard, les services sociaux informent Sara qu’elle a été agressée sexuellement dans son enfance par un ami de son père, alors même que l’adolescente ne garde aucun souvenir de ce qui s’est passé.
Quelques mois plus tard, Sara est confiée par ces services sociaux aux bons soins d’un psychothérapeute, le Dr X, qui exerce dans un centre privé. L’établissement en question se situe à Reggio Emilia, non loin de Bologne, dans la région d’Emilie-Romagne. Agréé par la municipalité, il est fréquemment sollicité par les services sociaux pour des affaires concernant des enfants à problèmes.
Les séances de thérapie débutent en février 2016. Sara raconte ce qu’elle a vécu. Le thérapeute va alors la convaincre à penser que les épisodes qu’elle relate sont liés à des abus sexuels commis par un ami de son père lorsqu’elle avait cinq ou six ans, événements dont elle n’avait aucun souvenir avant cette psychothérapie. Les séances sont enregistrées sur bandes-vidéo, ce qui se révélera crucial, par la suite, pour documenter la dynamique de l’implantation de faux souvenirs.
Les séances avec le Dr X se poursuivent jusqu’à octobre 2016. Au cours de quatorze entretiens, le thérapeute revient plusieurs fois sur les supposés abus sexuels dont Sara aurait été victime à plusieurs reprises et explique que ses problèmes actuels seraient la conséquence de ces abus. Plus précisément, Sara va être poussée à se souvenir de l’abus perpétré par son ex-petit ami âgé de 13-14 ans, d’une récente agression par un camarade de classe et d’un abus sexuel commis par l’ami de son père, dont elle a été victime durant son enfance.
Durant les entretiens, les questions posées à Sara par le Dr X sont difficiles à comprendre pour la jeune adolescente dans la mesure où le thérapeute utilise une syntaxe complexe. Par ailleurs, le thérapeute fait de longs monologues destinés à persuader la jeune fille qu’elle a réellement été abusée sexuellement par son petit ami et par l’ami de son père.
De longues questions suggestives
Extrait des échanges entre le Dr X et Sara, tels que retranscrits par des criminologues belges et des psychologues néerlandais et italiens qui relatent cette histoire dans un article paru en septembre 2022 dans le Journal of Forensic Sciences, revue américaine de médecine légale :
Dr. X : Mmh, des hommes plus âgés, tu dis, hein ? (…) mais il est possible que des hommes plus âgés t’aient fait du mal dans le passé.
Sara : (hoche la tête)
Dr. X : Hein, hein… alors, pour éviter de tels risques désagréables, tu as imaginé mettre de la distance avec tout le monde… n’est-ce pas ?
Dr. X : ...d’une certaine manière, ton père est aussi lié à de mauvaises expériences de maltraitance et d’abus ?
Dr X : Il a posé ses mains sur toi. Donc, c’était un manque de respect, un sérieux manque de respect. Je comprends que ton histoire… oui, en effet, ce n’est pas toi…ce n’est pas ta vie qui est nulle hein, hein, ces hommes que tu as rencontrés sont nuls ! Tu as l’impression de mélanger les deux choses, hein ?
Dr X : C’est l’ami de ton père qui posait ses mains d’une manière dérangeante ?
Sara : Oui.
Dr. X : Sur ton corps, hein ?
Sara : M-hm, m-hm.
Selon les auteurs qui rapportent les tenants et aboutissants de cette affaire criminelle, « du fait des interventions thérapeutiques suggestives, Sara a eu tendance à adhérer aux déclarations et suggestions du psychothérapeute et a fréquemment changé ses réponses afin de se conformer à ce qu’il attendait ». Exemple : Dr X : « d’une certaine façon, il a commis un acte sexuel ». Sarah : « Oui ».
Henry Otgaar (faculté de droit et de criminologie de l’université de Louvain, Belgique) et ses collègues psychologues des universités de Maastricht (Pays-Bas), de Bari et de Padoue (Italie) soulignent que Sara avait une attitude « très passive » lorsqu’elle répondait aux questions du thérapeute et ne lui répondait souvent que par un simple mot (« Oui »), alors même que le Dr X lui posait de longues questions suggestives.
Le thérapeute fait de longues phrases. Il parle environ trois fois plus que sa jeune patiente. Il ressort des enregistrements vidéo que le Dr X utilise plus de 3 200 mots, quand Sara n’en prononce que 1 200. Le thérapeute emploie environ 21 mots dans une phrase alors que Sara se contente d’en utiliser 12, avec pour conséquence un réel déséquilibre dans la quantité d’information partagée entre le thérapeute et sa patiente.
Répondre à des questions longues, utilisant une grammaire compliquée pour une jeune enfant, a pu entraver la communication entre les deux et inciter Sara à adhérer aux propos de la personne ayant autorité, en l’occurrence son thérapeute.
Thérapie EMDR
Au cours des séances, Sara a également suivi une thérapie EMDR (eye movement desensitization and reprocessing), souvent utilisée dans la prise en charge d’un trouble psychotraumatique. Cette méthode de psychothérapie consiste à traiter des mémoires douloureuses à l’aide, notamment, de mouvements des yeux. La thérapie EMDR se focalise sur les aspects émotionnels, cognitifs et corporels liés à la mémoire traumatique. Le patient doit voir en image son traumatisme, afin de « le revivre » d’une certaine façon. Le thérapeute stimule alors latéralement les yeux du patient, en lui demandant de suivre du regard son doigt de droite à gauche et vice-versa durant plusieurs secondes. Il a été montré que cette procédure oculaire réduit la vivacité et la charge émotionnelle liées à la mémoire autobiographique, et pour ainsi dire permet au cerveau de « digérer » l’événement traumatisant. Des études ont cependant indiqué que la thérapie EMDR pouvait altérer la qualité et la quantité de la mémoire et potentiellement faciliter la création de faux souvenirs.
Au fur et à mesure des séances de thérapie EMDR, dans l’esprit de Sara, l’image de son père vient progressivement chevaucher celle de l’ami de son père, comme étant son agresseur sexuel lorsqu’elle était toute petite. C’est ainsi que Sara déclare à son thérapeute : « Euh…. je ne sais pas pourquoi mais… il m’est arrivé assez souvent… Euh… que je confonde l’ami de mon père avec mon père ».
Au cours des séances avec le Dr X, l’image de l’agresseur sexuel, initialement identifié comme étant l’ami du père de Sara, a commencé à devenir celle de son propre père. Sara déclare alors : « Je ne peux… Je ne peux pas comprendre pourquoi ces deux types se ressemblent autant ». La fillette ne parvient pas à distinguer ce qui arrivait avec son père de ce qui s’est passé avec l’ami de son père. « Je ne sais pas pourquoi je vois beaucoup de similarité avec mon père, donc je ne sais pas », dit-elle alors. À la 14e et dernière séance, la fille reconnaît que son père est le seul agresseur.
« À un certain moment, Sara semblait de plus en plus confuse et incertaine quant à savoir si l’agresseur était l’ami du père ou le père lui-même. Une fois les séances thérapeutiques terminées, Sara a été invitée par les travailleurs sociaux à continuer de rencontrer le Dr. X deux fois par mois. En octobre 2017, le tribunal des mineurs a déchu le père de Sara de son autorité parentale », indiquent les auteurs.
Deux ans plus tard, en octobre 2019, la mère et la sœur de Sara ont rapporté aux enquêteurs que la fille avait un comportement radicalement différent. Elle était devenue irritable et agressive, fréquentait des gens peu recommandables et se droguait. Elle refusait de voir son père et entretenait une relation très conflictuelle avec sa mère. Sara finit par rencontrer son père en août 2019.
Implantation de faux souvenirs d’abus sexuel commis par le père
En novembre 2021, le Dr X (68 ans) a été reconnu coupable, par la justice italienne, d’avoir infligé lors de sa pratique de sérieux dommages psychologiques à sa jeune patiente, d’abus de pouvoir et de fraude dans la prise en charge. Le Dr. X a été accusé d’avoir utilisé des questions fortement suggestives affectant les déclarations de Sara dans un cadre thérapeutique pour prouver la survenue d’un abus sexuel commis par son père qui n’a jamais eu lieu.
« Le Dr X et ses collègues ont utilisé des techniques psychologiques non éthiques et manipulatrices visant à laver le cerveau des enfants afin d’amener les victimes à se souvenir qu’elles avaient été abusées sexuellement par leurs parents. Parmi ces techniques, l’accent était mis sur l’utilisation d’entretiens très suggestifs et sur l’altération des souvenirs traumatiques par des pratiques EMDR », déclarent les auteurs.
Avant de débuter les séances avec son thérapeute, Sara n’avait aucun souvenir d’avoir été agressée sexuellement par son père. Elle déclarait uniquement avoir eu des rapports sexuels avec son petit ami.
L’analyse des dialogues entre Sara et son thérapeute illustre les changements dans la mémoire de la jeune adolescente au fil des séances. En effet, au début, Sara expliquait clairement ne pas se souvenir d’avoir été victime d’abus sexuel par l’ami de son père et que cette information provenait uniquement des services sociaux. Plus précisément, Sara déclarait alors n’avoir aucun souvenir relatif à une supposée agression sexuelle. Elle se rappelait juste qu’elle portait une robe rose et était assise sur le canapé à côté de l’ami de son père. L’image que Sara a fournie était floue et n’était pas placée dans l’espace et le temps. De plus, Sara ne se souvenait pas de ce à quoi cette image, dans sa mémoire, faisait référence. Elle ne savait pas ce qui s’était spécifiquement passé à cette occasion.
Cependant, au fur et à mesure des séances avec le Dr. X, la mémoire de la jeune fille va changer. Elle va progressivement accepter le scénario d’abus sexuel formulé par le thérapeute, celui-ci lui disant notamment : « Il est possible que des hommes âgés t’aient fait du mal dans le passé ». Dans la mémoire de Sara, l’abus commis par l’ami du père va devenir progressivement plus clair et finir par être intégré comme ayant réellement été vécu par elle-même, Sara déclarant alors : « ça s’est transformé … non plus en une image mais en un petit film ».
Alors qu’au début des séances, Sara évoquait seulement quelques détails (le canapé, la robe rose, l’ami de son père), au fil de la thérapie, Sara en a fourni un plus grand nombre (le visage de cet homme, ses mains), allant même jusqu’à en ajouter d’autres dans son récit, tel que la main de l’ami de son père lui touchant les parties intimes.
Au cours du procès, il s’est avéré que les enfants, confiés aux bons soins de ce thérapeute ou d’une de ses collègues, appartenaient à des familles pauvres ou à problèmes. « Parmi les techniques utilisées, le ou la thérapeute se déguisait en un mauvais personnage des contes de fées les plus célèbres et, habillé(e) ainsi, jouait le rôle de père/mère de l’enfant dans une sorte d’approche cathartique. Les enfants confrontés à de tels personnages étaient amenés à croire que leurs parents étaient dangereux, menaçants, abuseurs, de sorte que seul le fait de les affronter dans un tel acte symbolique pouvait les libérer de leur malaise », précisent les auteurs de l’article.
Peine d’emprisonnement
Alors que le procureur avait initialement requis une peine d’emprisonnement de six ans, le tribunal a finalement condamné le Dr. X à quatre ans de prison. Le thérapeute a fait appel.
Il a également écopé d’une interdiction d’exercer des fonctions publiques pendant une période de cinq ans et de pratiquer la psychologie et la psychothérapie pendant deux ans. Le tribunal a motivé son verdict en déclarant que de faux souvenirs ont été implantés par des « méthodes hautement suggestives et inductrices » afin que Sara soit convaincue d’avoir été sexuellement abusée par son père.
Selon les auteurs de l’article, cette affaire criminelle jugée – une première en Italie – pose la question de savoir si des psychothérapeutes doivent utiliser des techniques suggestives lors des séances de thérapie. Et de citer une étude américaine publiée en 2019 dans Clinical Psychological Science qui indiquait que 9 % des 2 326 patients en thérapie s’étaient vus interrogés sur l’existence de souvenirs refoulés. Cela souligne avec force « la nécessité d’une formation appropriée et de programmes éducatifs pour les thérapeutes sur la science de la mémoire », estiment Henry Otgaar et ses collègues criminologues et psychologues.
Sur le plan médical, ce cas montre que, lors de séances de thérapie, des techniques d’entretiens inappropriées peuvent avoir un impact délétère sur la santé mentale des patients. Cela a été le cas pour Sara dont la vie a été profondément affectée et dont les relations familiales ont été bouleversées.
Concernant les implications sur le plan légal de la fabrique de faux souvenirs, les auteurs concluent que « lorsque les professionnels du droit (juges, avocats, procureurs) ont des doutes ou des questions concernant l’exactitude des témoignages de victimes, de témoins et de suspects présumés, ils devraient consulter des experts de la mémoire. Ces experts peuvent fournir aux tribunaux des informations sur la fiabilité de la mémoire en règle générale ou dans le cadre d’une affaire ».
Charlatans français
Signalons, qu’en France, un psychothérapeute, a été reconnu coupable par la justice en juin 2022 d’avoir induit de faux souvenirs traumatisants. Il a été condamné à un an de prison avec sursis pour abus de faiblesse, le parquet n’hésitant pas à le qualifier de « charlatan ». Cet « humanothérapeute » demandait à ses patients de se déshabiller intégralement pendant de longues et éprouvantes séances, dans le but de revivre des traumatismes prétendument enfouis dans leur mémoire.
En mai 2017, une kinésithérapeute a été condamnée à un an de prison avec sursis pour avoir induit, chez des patientes, de faux souvenirs d’abus sexuels qu’elles auraient subis pendant l’enfance. Ces femmes avaient décrit un mécanisme d’emprise mentale. Les faux souvenirs concernaient en majorité des faits d’inceste ou de maltraitance subis durant l’enfance. L’une des plaignantes avait accusé à tort son père de l’avoir violée.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, Facebook, LinkedIn, Mastodon, et sur mon autre blog ‘Le diabète dans tous ses états’, consacré aux mille et une facettes du diabète – déjà trente billets).
Pour en savoir plus :
Otgaar H, Curci A, Mangiulli I, et al. A court ruled case on therapy-induced false memories. J Forensic Sci. 2022 Sep;67(5):2122-2129. doi: 10.1111/1556-4029.15073
Otgaar H, Houben STL, Rassin E, Merckelbach H. Memory and eye movement desensitization and reprocessing therapy: a potentially risky combination in the courtroom. Memory. 2021 Oct;29(9):1254-1262. doi: 10.1080/09658211.2021.1966043
Leer A, Engelhard IM. Side effects of induced lateral eye movements during aversive ideation. J Behav Ther Exp Psychiatry. 2020 Sep;68:101566. doi: 10.1016/j.jbtep.2020.101566
Houben STL, Otgaar H, Roelofs J, et al. Increases of correct memories and spontaneous false memories due to eye movements when memories are retrieved after a time delay. Behav Res Ther. 2020 Feb;125:103546. doi: 10.1016/j.brat.2019.103546
Patihis L, Pendergrast MH. Reports of recovered memories of abuse in therapy in a large age-representative US national sample: therapy type and decade comparisons. Clin Psych Sci. 2019;7(1):3–21.
Mazzoni G, Memon A. Imagination can create false autobiographical memories. Psychol Sci. 2003 Mar;14(2):186-8. doi: 10.1046/j.1432-1327.1999.00020.x
Kaplan R, Manicavasagar V. Is there a false memory syndrome? A review of three cases. Compr Psychiatry. 2001 Jul-Aug;42(4):342-8. doi: 10.1053/comp.2001.24588
Loftus EF. Memories for a past that never was. Current Directions in Psychological Science. 1997;6(3):60–65.
Garry M, Manning CG, Loftus EF, Sherman SJ. Imagination inflation: Imagining a childhood event inflates confidence that it occurred. Psychon Bull Rev. 1996 Jun;3(2):208-14. doi: 10.3758/BF03212420
Ceci SJ, Bruck M. Suggestibility of the child witness: a historical review and synthesis. Psychol Bull. 1993 May;113(3):403-39. doi: 10.1037/0033-2909.113.3.403
Sur le web :
Le thérapeute accusé de fabriquer des faux souvenirs condamné à de la prison avec sursis (Le Monde, 12 juin 2022)
Une kiné condamnée à un an de prison avec sursis pour avoir induit de faux souvenirs (France Info, 25 mai 2017)