"Bientôt la figuration, ça n'existera plus" : des comédiens "scannés" sur des tournages de film craignent pour leur futurhttps://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/bientot-la-figuration-ca-n-existera-plus-des-comediens-scannes-sur-des-tournages-de-film-craignent-pour-leur-futur_6132291.html
"Bientôt la figuration, ça n'existera plus" : des comédiens "scannés" sur des tournages de film craignent pour leur futur
Article rédigé par Marion Bothorel Publié le 25/10/2023 05:55
Un fond vert, une myriade de clichés... La duplication 3D se répand de plus en plus sur les plateaux de cinéma. Des comédiens s'inquiètent ainsi d'être "utilisés sans le savoir" et de participer au crépuscule de leur profession, déjà menacée par l'avènement de l'intelligence artificielle.
Il est près de 2 heures du matin en cette fin août. Accoutré en bourgeois du XIXe siècle, Lucien participe au tournage du Comte de Monte-Cristo*, la prochaine superproduction de Pathé, tirée de l'œuvre d'Alexandre Dumas. Après plus de quatre heures de tournage, le groupe de figurants dont fait il fait partie peut faire une pause. Le comédien, somnolent, est approché par un photographe. Habitué des séances en costume, Lucien se prête au jeu. Cette fois, il est tenu d'afficher une mine neutre, devant un écran vert.
"Des stickers avaient été collés, il me les indiquait en me disant : 'Regarde ce point-là'. Il m'a aussi demandé de lever les bras."
Lucien, figurant
Ces poses sont suffisamment inédites pour pousser Lucien à questionner le photographe : "Il me répond que c'est pour faire des doubles numériques, pour les effets spéciaux. Je demande si c'est bien pour ce film. Il m'assure que oui." Mais Lucien craint d'être "utilisé sans le savoir" et que sa "copie 3D" se retrouve dans d'autres films. Selon lui, une dizaine d'autres figurants se sont prêtés à l'exercice, sans avoir été informés de "l'utilisation véritable de ces images".
"Suivez-nous au scan !"
Astrid raconte avoir vécu la même scène sur le tournage d'un biopic du général de Gaulle, également produit par Pathé. Après une journée de travail de quatorze heures sous la pluie, les décors commencent à être démontés quand les figurants sont informés qu'il leur reste des "choses à faire". On leur désigne "une petite tente blanche avec un appareil photo, derrière lequel est tendu un écran vert", raconte l'actrice. D'après elle, les responsables sur place "faisaient très attention à ce que tout le monde y passe".*
La comédienne consent mais s'étonne d'être photographiée debout, les bras écartés à l'horizontale. "Au sol, il y avait une croix et on devait pivoter autour à 360°, le visage fixe, les pieds écartés", observe cette ex-graphiste en reconversion.
"Quand on demandait à quoi ça allait servir, les chargés de figuration nous répondaient que c'était pour créer une plus grosse foule. Mais il fallait aller les voir et leur demander."
Astrid, actrice
L'actrice a ensuite exigé que ces images soient effacées. "Je me disais : 'Maintenant qu'ils m'ont créée en 3D, ils vont pouvoir me mettre absolument partout'", explique-t-elle. Près de deux mois après le tournage, elle n'a toujours pas reçu de garantie de la production. Pathé confirme que des scans ont bien été réalisés lors des tournages de De Gaulle et du Comte de Monte-Cristo afin "de faire de la multiplication de foule", sans préciser combien de figurants ont ainsi été numérisés.
Sur une autre production, Olivier a lui aussi été "scanné" sans en avoir été informé au préalable. Pour les besoins d'une série diffusée par une plateforme américaine, il est convoqué, en septembre 2022, à un "essayage d'époque". Il doit être habillé, maquillé et coiffé dans les conditions requises pour le tournage. "Ils m'ont dit : 'Suivez-nous au scan'. Quatre ou cinq figurants attendaient déjà dans cette salle plongée dans le noir. Deux techniciens américains nous ont ensuite placés à tour de rôle sur une croix et 250 appareils photos nous ont flashé simultanément, bras baissés, puis levés pendant 30 secondes, avant qu'on soit remerciés", se souvient-il. Sur le moment, Olivier n'a rien dit, mais avec une année de recul, il juge l'absence de transparence *"pr*oblématique".
"Il n'y a aucune communication"
L'absence de "transparence", c'est également ce qui frappe Nathalie de Médrano, membre de l'Association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA). Cette professionnelle dont le travail consiste à recruter des figurants assure avoir été contactée dès le "mois de juin" par des "figurants qui avaient été scannés". En quatre mois, l'ACFDA a récolté une douzaine de témoignages similaires à ceux de Lucien, Astrid et Olivier. *"*Ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c'est qu'il n'y a aucune communication de la part des productions. Elles présentent cela comme quelque chose d'acquis, de normal et de naturel", poursuit-elle.
La production du Comte de Monte-Christo a justement utilisé cet argument pour répondre à Lucien, qui demandait la suppression des images. "La prise de photographies devant un fond vert, tel que cela a été fait avec vous, est un procédé de VFX [effets spéciaux] très usuel dans la préparation et le tournage de films", lui expose l'un des producteurs dans un e-mail que franceinfo a pu consulter. "Ces photographies sont effectuées dans l'unique but de créer des effets visuels pour augmenter les effets de foules en arrière-plan des scènes du film (...)*, dans lesquelles aucun visage n'est utilisé ni reconnaissable à l'écran."*
"Cela fait des années que ce procédé est utilisé."
Un producteur
"*Il y a beaucoup de films où ça se fait"*, confirme Antoine Moulineau, superviseur des effets visuels, dont la société Light intervient notamment sur le prochain Napoléon de Ridley Scott. Lui-même utilise cette technique "au moins depuis 1999". En capturant les silhouettes de 300 figurants, la société d'Antoine Moulineau "peut en faire 50 000", assure-t-il. Ce spécialiste des effets spéciaux confirme, en revanche, qu'il est possible que ces doublures numériques puissent servir dans d'autres films, comme le redoutent les figurants interrogés par franceinfo. Dans ce cas, les acteurs auraient beaucoup de mal à se reconnaître à l'écran, selon lui, car les visages sont peu identifiables et les vêtements sont "échangés" d'une silhouette à l'autre afin "d'apporter de la variation" dans la foule.
Un membre de la production chez Pathé admet "qu'il faut [être] plus transparents sur la manière dont sont utilisées et stockées ces images et prouver qu'elles serviront uniquement dans la séquence à laquelle les figurants ont participé, qu'elles ne seront pas réutilisées autrement". Antoine Moulineau tient à rassurer les figurants : "Jamais, il n'a été question de faire une doublure d'un acteur à partir de ces photos-là [prises devant un fond vert] pour lui faire jouer n'importe quoi. On n'en est quasiment pas capables aujourd'hui."
"C'est une manière de faire des économies"
Le milieu du cinéma s'inquiète néanmoins de la généralisation de ces pratiques. Elles ont même été au cœur de la grève des scénaristes et acteurs américains à Hollywood. Le SAG-Aftra, le syndicat de ces derniers, s'est opposé mi-juillet à une proposition faite par les producteurs. D'après Duncan Crabtree-Ireland, son directeur exécutif, cité par le magazine People, ceux-ci voulaient que "les figurants puissent être scannés, qu'ils soient payés pour la journée, puis que leur image appartienne aux sociétés de production et qu'elles puissent l'utiliser pour toujours pour n'importe quel projet, sans consentement et sans compensation". De fait, Astrid a touché la même somme que pour une journée de tournage classique : 180 euros net. "C'est une manière pour [les producteurs] de faire des économies", abonde Olivier.
"Pour la scène où ils m'ont scanné, ils avaient besoin de 3 000 figurants. Alors soit ils en embauchent autant, soient ils me paient double ou triple."
Olivier, comédien
Sans intervention des syndicats, ces figurants restent silencieux, de peur de "se cramer". Mais au-delà de la rémunération, se pose également la question légale du traitement de l'image des figurants, qui entre dans la catégorie "des données sensibles", analyse Mathilde Croze. Cette avocate spécialisée dans les nouvelles technologies rappelle que les données à caractère personnel doivent être "traitées de façon proportionnelle" par les producteurs. "Pendant combien de temps ces images sont-elles stockées ? Pour quelles finalités, où et comment ?" s'interroge-t-elle. Et de critiquer "une méconnaissance totale du droit". Rien ne répond à ces questions dans les contrats de figurants consultés par franceinfo.
"Tout le monde navigue en eaux troubles. Personne ne sait vraiment à quoi vont servir [ces images]. Mais au cas où, les productions les ont en stock."
Mathilde Croze, avocate
Les figurants sont tenus de signer des autorisations d'exploitation de leur image, y compris pour "tous modes et procédés connus ou inconnus à ce jour", selon la formule consacrée. "Tout le monde reconnaît que c'est une question qui doit être traitée, réglementée", s'émeut Jimmy Shuman, conseiller national du Syndicat français des artistes interprètes, affilié à la CGT. Lui se mobilise pour que les figurants puissent "ajouter une ligne dans leur contrat afin d'éviter une utilisation de leur image au-delà de leur rôle dans tel ou tel film".
"On aura toujours besoin de figurants"
De son côté, Pathé assure réfléchir "à comment mieux formaliser les choses pour qu'il n'y ait plus de doutes" quant à la finalité des images et ce, dès l'embauche du figurant "en amont du tournage". Après avoir participé à plusieurs piquets de grève à Los Angeles, aux côtés de ses homologues du SAG-Aftra, Jimmy Shuman invoque une urgence à agir, en évoquant pêle-mêle les figurants virtuels et les "deepfakes" d'acteurs générés par l'intelligence artificielle.
"*Bientôt la figuration sur les sujets d'époque, ça n'existera plus", s'attriste Astrid. Nathalie de Médrano se dit elle aussi "très pessimiste sur l'avenir de la figuration". "Dans dix ans, il y aura peut-être 10% des cachets qu'on a aujourd'hui"*, envisage la chargée de figuration.
"A ce rythme-là, dans cinq ans, il y aura beaucoup moins de figurants, il n'y aura que des doubles numériques hyper réalistes."
Lucien, comédien
"Ce n'est pas du tout une évidence de réduire le nombre de figurants", martèle-t-on chez Pathé, en niant le côté "systématique" de cette pratique. "On aura toujours besoin des figurants", assure également Antoine Moulineau, ne serait-ce que pour avoir une bonne qualité d'image sur les visages placés au premier plan d'une foule. "Si on demande juste à un figurant de marcher en arrière-plan, là oui il peut être généré numériquement", nuance toutefois le superviseur des effets visuels.
Antoine Moulineau se montre en revanche bien plus préoccupé, comme les figurants interrogés, par l'arrivée de l'intelligence artificielle dans le cinéma. Déjà menaçante pour le monde du doublage, cette technologie fragilise davantage les figurants. Recréer numériquement un acteur est déjà possible mais pour l'instant, le recours à l'IA coûte "plus cher" que "faire jouer" un vrai comédien, selon le spécialiste des effets spéciaux. Deux échéances pourraient être décisives. Les négociations à Hollywood, où les acteurs restent mobilisés, pourraient déboucher sur un accord avec les producteurs, qui servirait de modèle en France. D'ici à la fin de l'année, le Parlement européen doit aussi réglementer l'usage de l'intelligence artificielle en Europe, notamment au cinéma.
* Les prénoms ont été modifiés.