Électricité, la grande arnaquehttps://www.lepoint.fr/economie/electricite-la-grande-arnaque-15-09-2022-2490056_28.php
Électricité, la grande arnaque
Comment l’État laisse les fournisseurs privés d’électricité siphonner les ressources d’EDF, dans l’espoir de sauver une ouverture du marché de l’énergie.
Par Erwan Seznec et Géraldine Woessner (avec Clément Fayol)
Trente euros il y a deux ans, 200 euros en début d'année, près de 500 euros le mégawattheure (MWh) fin août : le marché européen de l'électricité paraît hors de contrôle, et rien ne laisse présager un retour rapide à la normale. En cause, une reprise post-Covid vigoureuse et la guerre en Ukraine, qui perturbe les approvisionnements en gaz russe. Deux facteurs aggravés, côté français, par une disponibilité historiquement faible du parc nucléaire.
Les Français réalisent-ils l'ampleur du problème ? Pas sûr. Leurs factures d'électricité au tarif réglementé ont augmenté de 4 % seulement depuis l'hiver dernier. Sans le bouclier tarifaire instauré par le gouvernement à l'automne 2021, elles auraient flambé de 35 %. Et, si le gouvernement a décidé de prolonger la digue en 2023, les finances publiques ne pourront pas soutenir longtemps un dispositif qui a d'ores et déjà coûté plus de 10,5 milliards d'euros…
Les fournisseurs alternatifs d'électricité, eux, ont parfaitement conscience de la gravité de la situation. Pesant environ 30 % du marché, ils se sont engagés à fournir à leurs clients des kilowattheures (kWh) à prix fixe, sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Ceux qui ont vu venir l'envolée des prix se sont couverts, en achetant à l'avance, sur les marchés, des mégawattheures livrables cet hiver. Voilà pour les fourmis. Mais les fournisseurs cigales, eux, ont commencé à rendre l'âme. E.Leclerc Énergies a jeté l'éponge dès octobre 2021, suivi par Bulb ou Oui Energy. Hydroption a fait faillite. Ce courtier avait décroché des marchés de fourniture des villes de Paris, Rouen et de l'armée française ! La structure se résumait en fait à une dizaine de traders basés dans le Var, dépourvus de la moindre capacité de production… Quand les prix ont explosé, ils n'ont pas pu approvisionner leurs clients. Un cas loin d'être unique. À quelques exceptions près, comme TotalEnergies ou Engie, les « fournisseurs » alternatifs sont essentiellement des courtiers, non des industriels. Depuis l'ouverture du marché de l'énergie, la concurrence d'EDF affiche un bilan plus que décevant en termes de création de capacités productives. En 2021, le nucléaire historique représente toujours 67 % du mix électrique français, contre 78 % en 2007. Et si les alternatifs ont rongé les parts de marché d'EDF, l'entreprise historique assure toujours 85 % de la production d'électricité consommée dans le pays.
Nucléaire. Sa place est en effet incontournable lorsqu'on prend en considération la notion d'énergie pilotable, c'est-à-dire indépendante du vent et du soleil, capable d'assurer de manière planifiée l'indispensable équilibre entre l'offre et la demande sur le réseau, 7 jours/7 et 24 heures/24. Adieu, panneaux solaires et éoliennes. La France évite le black-out grâce à quelques grands barrages, à des turbines d'appoint au gaz mais, surtout, à son parc de 56 réacteurs nucléaires.
Autant dire qu'en théorie le champagne devrait couler à flots dans les bureaux d'EDF. L'opérateur historique sait à l'avance que les prix vont flamber les soirs d'hiver sans vent ni soleil, quand la demande sera maximale et les renouvelables à l'arrêt. Le nucléaire , lui, répondra présent alors que le mégawattheure s'envolera à 1 000 euros, voire davantage. De quoi renflouer les caisses de l'électricien, qui a accumulé 44 milliards d'euros de dettes au fil du temps. Sauf que…
Prix bradé. L'État en a décidé autrement lorsqu'il s'est avéré, quelques années après la libéralisation du marché, que les alternatifs n'arriveraient jamais à concurrencer le mégawattheure produit à faible coût et à la demande par un parc nucléaire quasi amorti. En 2010, la loi Nome (Nouvelle organisation du marché de l'électricité) instaure un nouveau mécanisme, nommé Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). Dans le but de rétablir l'équilibre avec de nouveaux entrants qui peinent à décoller, EDF est contrainte, par la loi, de partager la production de ses réacteurs avec eux. L'opérateur historique doit céder à ses concurrents un gros quart de sa production nucléaire -100 térawattheures (TWh) - à prix coûtant, très au-dessous des prix du marché : 42 euros le mégawattheure depuis 2012, peut-être revalorisé en 2023 à 49,50 euros. Pour répondre à la crise, en mars 2022, le gouvernement a décidé d'imposer à EDF un supplément d'Arenh de 20 TWh par an, au prix de 46,20 euros le mégawattheure.
En résumé, alors que le parc nucléaire d'EDF est ralenti par des problèmes de maintenance et de corrosion, l'entreprise doit céder à prix bradé 120 TWh à ses concurrents, soit plus d'un tiers de sa production. Et ce volume devrait encore augmenter : lors d'une audition au Sénat en juillet 2022, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a confié réfléchir à porter l'Arenh à 135 TWh par an, pour limiter l'envolée des factures des clients des fournisseurs alternatifs. Une fuite en avant ?
Effets pervers. « La crise actuelle prouve à quel point le système était mal pensé au départ », soupire l'économiste Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden). D'une part parce que l'Arenh se voulait un dispositif transitoire, qui doit d'ailleurs prendre fin en 2025 : « l'esprit du texte était de subventionner les petits fournisseurs pendant quelques années, afin qu'ils investissent et développent leur propre parc de production. Mais très peu l'ont fait », la majorité se contentant d'empocher les bénéfices, sans investir un euro. D'autre part parce que le système - par la magie d'une étrange règle de calcul - a récemment contribué… à faire augmenter les prix ! En effet, les fournisseurs alternatifs, sans moyen de production propre, doivent acheter, sur les marchés, l'électricité qu'ils revendent à leurs clients. Environ la moitié (et jusqu'à 75 %) de leurs achats viennent de l'Arenh, qu'ils obtiennent donc à un prix très avantageux. Mais le reste est acheté le plus souvent au prix fort sur le marché de gros. En bon gardien de la concurrence, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a, depuis 2015, pour principe d'augmenter le tarif réglementé en fonction des coûts, non seulement de l'opérateur historique, mais aussi des fournisseurs alternatifs : plus le volume d'Arenh qu'ils demandent est élevé, plus le tarif réglementé de l'électricité payée par les consommateurs augmente, afin de permettre aux alternatifs d'augmenter leurs prix tout en restant compétitifs, au moins en apparence. Un principe qui ulcère l'association de défense des consommateurs CLCV depuis des années.
Dernier effet pervers, et non des moindres : ce système laisse la porte grande ouverte à un certain nombre de dérives. « Certains fournisseurs ne répercutent pas le prix de l'Arenh dans les contrats de leurs clients. D'autres surestiment volontairement la consommation de leurs clients, afin d'obtenir davantage d'Arenh qu'ils n'en consommeront, et qu'ils pourront revendre au prix du marché », détaille Jacques Percebois. La CRE s'en est aperçue et peut infliger après coup des pénalités, « mais, quel que soit leur montant, ils auront gagné beaucoup d'argent ».
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