Black Mirror : le narcissisme à l’ère du numérique | Cairn.infohttps://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2017-1-page-27.htm?ora.z_ref=li-92683689-pub
Black Mirror : le narcissisme à l’ère du numérique
Dans Le Carnet PSY 2017/1 (N° 204), pages 27 à 29
La cyberculture offre des productions passionnantes, tant sur le plan artistique que scientifique. Terme apparu au début des années 90, la cyberculture désigne usuellement une certaine forme de culture qui se développe autour d’internet. Selon la Wikipedia, la cyberculture englobe des productions très diverses présentant un lien avec les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), notamment le multimédia, dont les œuvres mélangent image, son et programmation. Mais la notion de cyberculture va au-delà d’un genre culturel. Elle désignerait : « un nouveau rapport au savoir, une transformation profonde de la notion même de culture », voire une intelligence collective, dont la Wikipedia pourrait justement servir d’exemple. Cette révolution culturelle marquerait aussi : « l’avènement de la culture-monde » ou encore de la World philosophie.
A l’ère de la post, voire de l’hyper-modernité, les écrans sont devenus totalement indispensables dans nos vies quotidiennes. L’observation des usages que nous faisons de ces écrans renvoie souvent à celle des risques liés à des durées excessives d’utilisation, ou encore à la violence des images qui circulent et à une certaine déshumanisation des relations médiatisées par ordinateur, ou relations digitales. Sous certains aspects, ces usages renvoient à un versant narcissique de la personnalité, désignée par Lasch (1979) sur un plan sociétal comme : « la culture du narcissisme ».
De nombreux exemples des dérives possibles liées à des usages toxiques des écrans sont donnés dans la série Black Mirror. Précisons que la série, devenue un format particulièrement apprécié et adapté aux écrans de télévision, puis d’ordinateurs, constitue une production culturelle à part entière, pouvant donc être révélatrice des valeurs de notre société. Black Mirror (2011) est une série télévisée britannique, créée par Charlie Brooker. Les épisodes sont reliés par un thème commun, la mise en œuvre d’une technologie dystopique. Le créateur explique que le titre de la série fait référence à la technologie que nous considérons comme une drogue : « Si c’est une drogue, alors quels en sont les effets secondaires ? C’est dans cette zone entre joie et embarras que Black Mirror se situe. Le Black Mirror du titre est celui que vous voyez sur chaque mur, sur chaque bureau et dans chaque main, un écran froid et brillant d’une télévision ou d’un smartphone. Chaque épisode a un casting différent, un décor différent et une réalité différente, mais ils traitent tous de la façon dont nous vivons maintenant et de la façon dont nous pourrions vivre dans 10 minutes si nous sommes maladroits. » Par définition, l’écran sert à projeter quelque chose et donc à attirer le regard. La rétine est d’ailleurs elle-même considérée comme un écran. Supports de projection, les écrans d’aujourd’hui sont souvent utilisés comme des miroirs, et cette série dénonce les aspects déshumanisants des TIC et les usages extrêmement violents qui pourraient en être faits, dans une société très proche de la nôtre. L’écran noir, support de projections fantasmatiques potentiellement violentes et archaïques, semble pouvoir stimuler la pulsion scopique de certains utilisateurs et mener à des dérives, telles que celles figurées dans la série Black mirror.
L’écran peut ainsi être utilisé comme un miroir dans la relation qu’il permet d’établir avec les autres, « virtuels ». Dans ce cas, l’aspect narcissique risque de prédominer sur la relation, pouvant entraîner diverses conséquences, telles que la dépendance à cet « écran-miroir », ou encore le renforcement de l’isolement des utilisateurs, dans une forme d’auto-satisfaction. On pourrait alors parler des risques de la « relation digitale non objectale », ou « relation digitale narcissique ».
Mais au-delà des écrans, l’une des problématiques actuelles en lien avec les usages des TIC concerne le robot. Le passage de l’écran au robot révèle une forme de corporéisation de l’ordinateur, qui adopte une apparence plus ou moins humaine. Le robot dispose d’un corps, ce qui enrichit la palette des interactions sensorielles possibles, et donc probablement un sentiment de présence intersubjective, par rapport à une dimension plus spéculaire et narcissique des écrans-miroirs. Ainsi, le sentiment de présence est évoqué dans de nombreux travaux en cyberpsychologie et il représente l’un des vecteurs par lesquels on pourrait évaluer la qualité de la relation digitale, plus ou moins objectale. Cependant, les aspects sensoriels des robots humanoïdes accessibles actuellement sur le marché français, tel que Nao, restent encore assez limités. Au contraire, les robots du Professeur Ishigiro sont terriblement humains. Au sujet des relations digitales entre les humains et les robots, une autre série propose dans une fiction, cependant très réaliste, différents scénarios.
Real Humans : 100 % humain (2012) est une série télévisée dramatique suédoise créée par Lars Lundström. La série se déroule dans une Suède contemporaine alternative, où l’usage des androïdes devient de plus en plus prépondérant. Ces androïdes - appelés « hubots » dans la série - ont investi les maisons et les entreprises pour aider dans les tâches domestiques et industrielles. Les hubots, acronyme formé de humain et robot, ont : un port USB au niveau de leur nuque, de sorte qu’ils puissent être programmés, une prise électrique escamotable sous l’aisselle gauche, et une fente port micro SD à sa proximité. Ils sont utilisés comme domestiques, ouvriers, compagnons et même comme partenaires sexuels, bien que la législation du pays l’interdise. Mais des logiciels pirates de plus en plus sophistiqués leur ont aussi permis d’avoir des sentiments et des pensées. Certains hubots sont en réalité des clones d’humains, auxquels on a ajouté leur mémoire. Cette installation leur permet de devenir presque immortels, dans ces corps de robots, et ils sont recherchés par la police pour être étudiés et détruits. Tandis que certaines personnes adoptent cette nouvelle technologie, d’autres ont peur et redoutent ce qui pourrait arriver quand les humains sont peu à peu remplacés comme travailleurs, comme compagnons, parents et même amants.
Cette fiction évoque le travail de Turkle sur les relations homme-machine, notamment dans son ouvrage Seuls ensemble. Selon l’auteur, nos usages d’internet nous ont préparé au « moment robotique » actuel. En ligne, le privilège est accordé à notre capacité à partager nos idées, mais nous oublions facilement l’importance de l’écoute, des silences, du sens d’une hésitation. Ainsi, « les satisfactions “comme si” du moment robotique » interrogent sur le fait qu’en devenant amis avec les robots, nous perdrions de notre humanité. L’investissement massif des robots de compagnie nous conduirait à un « voyage vers l’oubli » des valeurs fondamentales de notre humanité car par essence, le robot ne mourra jamais. Ainsi, « l’artificiel permet de créer un attachement sans risques » et nous éloigne donc de ce qui caractérise les relations humaines, fondamentalement marquées par le manque, la mort et la séparation. Tout en prenant en considération ces réflexions particulièrement importantes à l’heure actuelle, on peut s’interroger sur la possibilité d’envisager d’autres usages des TIC, plus humanistes, en renforçant la dimension intersubjective dans les interactions à distance ?
La cyberpsychologie est une discipline émergente qui étudie les liens possibles entre la psychologie et les technologies numériques. En cyberthérapie, plusieurs protocoles de recherche et de soin sont déjà réalisés dans différents pays, notamment pour le traitement de troubles psychopathologiques par exposition à des environnements en réalité virtuelle, ou encore par la médiation psychothérapeutique par le jeu vidéo, et aussi la prise en charge psychothérapeutique de patients à distance en visioconférence. Ces nouvelles méthodes psychothérapeutiques sont encadrées en Amérique du Nord par un guide de pratique publié en 2013. Face à l’émergence de ces types d’usages des technologies, on peut s’interroger sur la dimension plus ou moins intersubjective des relations digitales, en ayant notamment recours au sentiment de présence pour nourrir cette réflexion.
Le sentiment de présence et l’immersion sont deux concepts qui intéressent de plus en plus de chercheurs en « réalité virtuelle ». La « présence » évoque souvent un sentiment associé à l’immersion en « réalité virtuelle » et encouragé par cet environnement. La capacité de la personne à se sentir « enveloppée » ou « présente » dans un « environnement virtuel » semble être nécessaire, particulièrement en psychologie, afin d’offrir des services thérapeutiques de qualité par l’entremise de la « réalité virtuelle ». La présence est traditionnellement définie par la perception psychologique d’être « là », à l’intérieur de l’environnement virtuel dans lequel la personne est immergée. Mais bien que les chercheurs s’entendent sur cette définition, chacun ajoute des nuances quelque peu différentes à celle-ci. On note que les technologies actuelles en cyberpsychologie impliquent la plupart du temps des acteurs humains qui utilisent des machines, tant du côté des psychologues que des patients. Cependant, on voit émerger des projets de recherche permettant l’élaboration d’avatars psychologues qui pourraient réaliser un diagnostic psychopathologique. En menant cette réflexion un peu plus loin, on peut déjà imaginer un robot psychologue…
Face à toutes ces questions et afin de limiter l’aspect narcissique de l’écran-miroir, l’apport de la psychologie clinique et de sa dimension éthique semble nécessaire, afin d’enrichir le champ de la cyber- psychologie. Ainsi, une réflexion clinique en cyberpsychologie peut apporter des éléments de réponse afin de renforcer et de préserver la dimension intersubjective, dans les interactions offertes par la technologie.
Pour sortir de l’impasse du narcissisme, Lasch faisait appel à la théorie des « objets transitionnels ». Ainsi, les objets transitionnels aident l’enfant à reconnaître le monde extérieur comme quelque chose de distinct de lui, bien que relié à lui. Mais ce caractère transitionnel serait manquant dans les sociétés de consommation, qui ne laisseraient que rarement une place à la frustration et au manque, facteurs contribuant à l’élaboration de la pensée. Cette théorie est très utile pour analyser les usages actuels des TIC. Ainsi, favoriser le caractère transitionnel d’internet se distinguerait d’un « usage narcissique » de cette technologie. Pour décrire la constitution du sujet psychique, Winnicott a discuté le stade du miroir, en y apportant un sens différent de celui du miroir spéculaire décrit par Lacan. Ainsi, l’espace potentiel créé entre le regard de la mère comme miroir et l’enfant, constitue un espace de création du sujet. Cet espace potentiel est aussi une « aire de séparation », qui permet d’aller à la rencontre du « soi ». Le premier miroir, c’est donc le visage de la mère.
Cet aspect subjectivant du regard se retrouve dans le cadre de la visioconsultation, en tant que relation à distance pouvant inclure un tiers humain symboliquement présent et s’illustrer dans un échange interactif et intersubjectif, que l’on peut qualifier de « relation digitale objectale », ou « relation digitale intersubjective ». L’objectif de l’expérience en visioconsultation a été, dès la conception du dispositif, de favoriser l’établissement d’une relation d’objet à distance, ce qui a semblé possible dès les premiers résultats. Ce type de relation digitale paraît occuper une pleine réalité, notamment sur le plan psychique, et on ne peut donc pas la qualifier de « virtuelle ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2017