Usbek & Rica - Michel Lussault : « Avec l'économie numérique, le standard devient l'individu isolé »https://usbeketrica.com/fr/article/michel-lussault-avec-l-economie-numerique-le-standard-devient-l-individu-isole
Michel Lussault : « Avec l’économie numérique, le standard devient l’individu isolé »
Qu’elles s’appellent Getir, Flink, Deliveroo ou Uber Eats, de plus en plus de plateformes numériques font la course pour nous livrer où que nous soyons, en quelques minutes seulement. Nous avons demandé au géographe Michel Lussault, auteur notamment du livre Chroniques de géo’ virale (éditions 205, 2020), ce que ce mode de consommation en pleine expansion dit de notre évolution en tant qu’individus et en tant que société.
Usbek & Rica : Avec la livraison à domicile, sommes-nous en train de vivre une nouvelle révolution de nos modes de consommation, après celle du commerce en ligne incarnée par Amazon ?
Michel Lussault : Il convient d’abord de rester prudent. La livraison à domicile a beaucoup profité du contexte pandémique, mais aujourd’hui elle risque au contraire de pâtir de l’augmentation des coûts du transport en raison de la guerre en Ukraine. Ensuite, il faut bien comprendre que ces plateformes numériques sont avant tout des monstres logistiques. Leur succès confirme, en fait, la montée en puissance depuis une quinzaine d’années de la logistique urbaine. Cette logistique, associée aux smartphones et aux applications mobiles, transforme l’individu en « hyperlieu » : un endroit d’où partent et arrivent tous les flux de marchandises, toutes les requêtes, toutes les données. Il est amusant, en fait, de se figurer l’individu comme une plateforme numérique et logistique polyvalente, ouverte 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24.
Pour qualifier cette nouvelle manière de consommer, le journaliste et entrepreneur Frédéric Filloux parle d’ « économie de la paresse ». D’autres observateurs évoquent plutôt des nouvelles générations allergiques à la contrainte. Qu’en pensez-vous ? Sommes-nous vraiment « délivrés » une fois « livrés » ?
Je n’irais pas jusqu’à dire que la livraison à domicile « délivre », mais il est incontestable qu’elle allège le consommateur du poids du déplacement en magasin et, se faisant, elle lui évite la pesanteur d’une sociabilité qu’il n’a pas choisi. En effet, les hypermarchés, que je qualifiais d’hyper-lieux, ont vu leurs conditions d’accessibilité se dégrader (embouteillages, coût croissant de la mobilité automobile) et leur promesse de sociabilité se muer en cauchemar de la surfréquentation, c’est-à-dire que faire ses courses n’expose plus seulement aux autres mais à un excès d’autres.
« De plus en plus, la médiation technologique nous allège de l’exposition au public, de la relation en public »
Les plateformes numériques proposent, finalement, une solution plus efficace que les hypermarchés physiques. À travers elles, nous avons accès à absolument tout ce que nous pouvons désirer, au meilleur prix et nous pouvons le recevoir en moins de quinze minutes dans le cas des dark stores comme Getir ou Flink. Les plateformes investissent de façon considérable pour satisfaire cette promesse renouvelée de rapidité et d’abondance avec une intensité qu’on n’avait jamais connue auparavant. Cette intensité répond à des motivations économiques, mais aussi à un projet social : le fantasme d’un individu rendu autosuffisant par sa connexion au réseau global.
Sommes-nous en train de basculer définitivement dans la « société du sans contact », pour citer le titre de l’essai du journaliste François Saltiel ?
Nous approchons plutôt de l’aboutissement ultime de la société des Individus décrite, il y a plus de quatre-vingts ans, par le sociologue Norbert Elias.
De plus en plus, la médiation technologique nous allège de l’exposition au public, de la relation en public. Chaque individu se trouve en capacité de choisir ses relations de sociabilité. Tinder montre bien qu’il est possible d’organiser sa vie sociale depuis une application mobile. Cela ne fait pas de nous des misanthropes, mais des individus obsédés par le contrôle de notre relation aux autres. Le métavers, cet espace social virtuel, immersif et persistant, que nous promettent les géants de la tech, illustre à merveille ce projet de société. Il trahit aussi une tentative désespérée de ces entreprises de repousser le moment où nous allons nous apercevoir que cette forme particulière du numérique, produite par les plateformes et les réseaux sociaux, ne se résume pas à une médiation marchande, mais qu’elle masque un modèle de société, de surcroît insoutenable.
Avancer masquer, est-ce la condition du succès de ce modèle d’économie numérique ?
Absolument. L’essor de cette économie numérique repose sur l’aveuglement des conditions de possibilité, c’est-à-dire qu’il est indispensable de maintenir le consommateur dans l’incapacité de voir ce qu’il est nécessaire de faire pour que le système fonctionne. C’est une économie à la fois très sophistiquée et extrêmement rudimentaire, une économie qui utilise des soutiers, des travailleurs en soute — j’utilise ce terme pour souligner le fait qu’on ne les voit pas. Dark food, dark stores, dark kitchens… Ces termes font référence au dark web, cet espace numérique masqué (et non secret) qui abrite une économie de l’entre deux, ni tout à fait informelle, ni tout à fait formalisée.
« Si nous avions réellement conscience de ce qu’implique la livraison à domicile actuelle pour être efficace et abordable, pourrions-nous rester utilisateur de ces services ? »
Si nous avions réellement conscience de ce qu’implique la livraison à domicile actuelle pour être efficace et abordable, pourrions-nous rester utilisateur de ces services ? Cela dit, cette économie de la pénombre offre aussi une porte d’entrée aux sans-droits, une possibilité pour de nouveaux acteurs de se faire une place dans le marché très contrôlé de la grande distribution qui, d’ailleurs, ne peut pas vraiment arguer d’un quelconque avantage éthique en matière de conditions sociales et d’écologie.
Quels problèmes pose cet aveuglement organisé ?
En premier lieu, masquer les conditions de réalisation de l’économie numérique rend impossible de véritables discussions sur l’éthique et la justice sociale, ainsi qu’un vrai débat digne de l’anthropocène sur les conditions d’habitation d’une Terre qui n’est pas extensible à l’infini.
Ensuite, l’économie numérique parachève, à notre insu ou en tous cas sans débat démocratique, une société où le standard devient l’individu isolé : il est souverain et maître de tout, mais isolé, y compris quand il vit avec d’autres. Cet isolement est d’ailleurs la condition qui permet justement de choisir ses relations sociales. Dans la vision de Mark Zuckerberg, l’individu est un container autogène qui crée une relation virtuelle à l’échelle infinie du monde numérique. C’est un projet de société très construit, un contre modèle de société urbaine, sans institution, sans médiation autre que technologique.
« Il est important de ne pas porter de jugement moral sur les pratiques numériques. On est en revanche en droit s’interroger sur l’impact politique, social et urbain d’un certain type de développement technologique »
Enfin, c’est un modèle qui se nourrit d’une peur des individus que j’appelle une « peur des attentats » – au sens du verbe attenter. Il est étonnant d’observer à quel point les individus sont toujours prompts à dénoncer les logiques attentatoires à leur identité, à dénoncer ce qui les met en question et porte atteinte à leur intégrité. Or, l’emprise croissante de cette peur favorise un glissement vers des sociétés identitaires.
Pourtant, les outils numériques permettent aussi de se mobiliser collectivement. Comment expliquer ce paradoxe ?
L’observation des mouvements sociaux n’est jamais univoque. Certes, les acteurs sociaux subissent les outils et le modèle de société qu’ils véhiculent, mais ils agissent aussi en les détournant et en les déroutant. Les outils numériques peuvent ainsi accroître la capacité d’ « agir politique » des sans droits. Aussi, il est important de ne pas porter de jugement moral sur les pratiques numériques. On est en revanche en droit s’interroger sur l’impact politique, social et urbain d’un certain type de développement technologique.
« En voulant devenir indépendants des autres, nous sommes devenus surdépendants du numérique »
De même, j’ai beaucoup de choses positives à dire sur l’individu souverain, car c’est un individu moins soumis à l’arbitraire. Toutefois, l’actuelle évolution du numérique vers l’économie des plateformes semble plutôt nous conduire vers une dépendance accrue à un appareil technologique et idéologique omniprésent, même s’il se masque. Résultat : en voulant devenir indépendants des autres, nous sommes devenus surdépendants du numérique et des approvisionnements, donc de cette alliance entre numérique et logistique.
Si on se projette un peu, le développement de l’économie numérique au détriment des surfaces commerciales physiques pourrait-il créer de nouvelles friches urbaines, notamment en périphérie des villes ?
Certaines enseignes commerciales anticipent déjà la désuétude de ces grands hangars de tôle, loin des centres-villes, face à l’irrésistible montée de l’économie numérique. Auchan, par exemple, a tenté d’installer un tiers-lieu sur le site d’un ancien IKEA près de Lyon. L’expérience a tourné court en raison de la survenue du coronavirus et parce que nous n’avons pas l’habitude d’imaginer un tiers-lieu dans un ancien centre commercial. Cependant, il existe déjà un exemple de tiers-lieu dans un ancien McDonld’s : l’Après M à Marseille, un fast-food solidaire créé et géré par des citoyens.
« Dans l’hypothèse où ils déclineraient, les espaces commerciaux périphériques représenteraient un enjeu majeur de mutation urbaine »
Globalement, peu d’attention est portée aux espaces commerciaux périphériques, ces fameuses entrées de villes à la française. Pourtant, dans l’hypothèse où ils déclineraient, ces territoires hors d’échelle représentent effectivement un enjeu majeur de mutation urbaine. Ils constituent aussi une opportunité inédite d’inventer et d’expérimenter un urbanisme anthropocène, c’est-à-dire un modèle urbain qui affronte la question de l’impact des activités humaines sur les systèmes biophysiques. L’urbanisme anthropocène se donne pour objectif la recomposition d’espaces neutres en carbone, mais aussi la restauration d’écosystèmes.
Vous travaillez justement sur un projet de mutation d’une ancienne zone commerciale en périphérie de Lyon. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
La métropole de Lyon a, en effet, lancé une recherche action en ce sens avec des architectes, des ingénieurs, des économistes, des paysagistes, des universitaires, etc. Le projet se déroule sur le territoire de la Porte des Alpes, une vaste zone commerciale en périphérie de la ville. J’en préside le comité scientifique. Il s’agit de réfléchir à la mutation de cet espace, devenu le symbole d’un mode de vie révolu, pour en faire le lieu d’invention de la ville de l’époque prochaine. Mais comment transformer une zone commerciale sur le déclin en un lieu sobre en ressources et intense en vie sociale ? Comment sortir d’une sociabilité conditionnée pendant cinquante ans par l’acte de consommer ? Comment créer un lieu d’expérimentation pour tout le monde alors qu’il s’agit d’un espace peu connecté aux transports en commun et peu investi par la société civile ?
Je ne suis pas du tout sûr qu’on parvienne à un résultat, mais je trouve néanmoins intéressant qu’on essaie. Car, finalement, la question qui se pose à nous tous n’est pas tant de savoir si nous sommes capables de changer de modèle de développement urbain, mais de savoir si nous sommes volontaires pour le faire. Le cas échéant, nous saurons trouver les capacités.
Chrystele Bazin - 4 avril 2022