Hydrogène : comment l'Europe prépare un nouveau scandale climatiquehttps://www.lepoint.fr/environnement/hydrogene-comment-l-europe-prepare-un-nouveau-scandale-climatique-22-09-2022-2490935_1927.php
Hydrogène : comment l'Europe prépare un nouveau scandale climatique
Par Géraldine Woessner
Publié le 22/09/2022 à 10h23 - Modifié le 22/09/2022 à 13h51
Les eurodéputés ont adopté un amendement autorisant gaz et charbon dans la production d’hydrogène « vert ». De quoi ruiner les efforts de décarbonation.
est le problème des politiques publiques lorsqu'elles sont élaborées sur des bases mensongères, ou erronées : arrive fatalement un moment où leur poursuite produira un effet exactement inverse de celui recherché. Ainsi de l'hydrogène, présenté par quelques dirigeants européens comme LA solution miracle qui permettra de décarboner l'industrie et les transports, sans rien changer de nos modes de vie ni de nos procédés de production. Le 14 septembre, alors qu'ils planchaient sur une nouvelle version de la directive sur les énergies renouvelables, les eurodéputés ont adopté, à une courte majorité, un amendement positivement aberrant : il permettra demain d'étiqueter comme « vert » de l'hydrogène qui serait produit avec du gaz ou du charbon… Donc ultra-polluant !
Par quel « miracle », se demande-t-on ? Pour comprendre la chaîne de causes qui ont conduit à ce vote contraire à tous les objectifs de décarbonation proclamés la main sur le cœur par des politiques soucieux du réchauffement climatique, il faut rappeler quelques réalités concernant l'hydrogène, un gaz extrêmement prometteur, mais aussi particulièrement complexe à produire en grandes quantités. Pour de l'hydrogène « vert », des quantités colossales d'électricité
Il existe aujourd'hui deux façons de produire de l'hydrogène, ou plus exactement du dihydrogène (H2) : avec du gaz ou avec de l'eau.
- La première méthode, par vaporeformage, consiste à casser une molécule de méthane en un atome de carbone (C) et quatre atomes d'hydrogène (H). Elle présente l'inconvénient majeur de dégager beaucoup de carbone : on émet 9 à 10 kg de CO2 par kilo d'hydrogène produit.
- La seconde méthode, qui nourrit tous les espoirs, consiste à casser une molécule d'eau (H2O), par électrolyse. Un électron sépare alors l'atome d'oxygène des deux atomes d'hydrogène… Simple, propre, efficace ? Pas tout à fait. Car pour que l'hydrogène produit soit « vert », encore faut-il que l'énergie qui permet de faire tourner l'électrolyseur soit elle-même bas carbone, c'est-à-dire produite à partir d'éolien, de solaire, de barrages hydroélectriques, ou de nucléaire.
La technologie existe, mais elle est pour l'instant si peu rentable que 98 % de l'hydrogène consommé dans le monde est encore produit avec des ressources fossiles. Pour une raison simple : un électrolyseur requiert des quantités énormes d'électricité. À titre d'exemple, pour remplacer par de l'hydrogène le gaz et le charbon brûlant dans les six hauts fourneaux des aciéries françaises, il faudrait mobiliser toute la production de trois réacteurs EPR. C'est dire à quel point l'idée, vendue par les industriels, de faire rouler demain un parc entier de voitures particulières à l'hydrogène relève de l'utopie.
« On a largement surestimé le potentiel de l'hydrogène, à la fois en termes de volume, de compétitivité et de potentiel de déploiement », soupire le spécialiste des questions énergétiques Maxence Cordiez. « Il faudrait réserver son usage à quelques secteurs, qui ne pourront pas décarboner sans : les mobilités lourdes, la métallurgie… » Mais certains pays, dont l'Allemagne, qui ont beaucoup misé sur l'hydrogène puisque c'est la seule solution au stockage de l'électricité solaire et éolienne, peuvent difficilement s'en passer.
Greenwashing : l'entourloupe des « garanties d'origine »
Ayant fait le choix de s'appuyer sur le gaz pour sortir du nucléaire, Berlin cherche en effet désespérément le moyen de sortir de cette dépendance, tout en optimisant son gigantesque parc d'énergies renouvelables. Or l'intermittence du solaire et de l'éolien bride le développement de l'hydrogène, puisqu'un électrolyseur qui y serait raccordé ne peut tourner, au mieux, que 50 % du temps. Difficile, dans ces conditions, de rentabiliser l'investissement… Plusieurs pays en ont pourtant un besoin vital, n'ayant plus vraiment d'autre option pour faire tourner leurs usines en l'absence de gaz. « L'hydrogène, c'est une brique indispensable pour aller vers la neutralité carbone de l'industrie. Cela va nécessiter des quantités gigantesques d'électricité. Comment y arriver ? » résume Bertrand Charmaison, directeur d'I-Thésé, l'Institut de recherche en économie de l'énergie du CEA. Réponse : en s'exonérant des exigences climatiques pour sa propre production, et en important massivement.
Déposé par le député allemand Markus Pieper (CDU), l'amendement adopté par le Parlement européen permet de résoudre une partie du problème. La Commission européenne, pour s'assurer que l'hydrogène produit en Europe ne le serait pas avec du charbon, pensait fixer des limites étroites : un acte délégué prévoyait de n'étiqueter comme « durable » que de l'hydrogène « compensé » par des ressources renouvelables produites à la même heure, et dans la même zone géographique. Impossible, donc, de faire tourner « en base » l'électrolyseur avec le mix disponible (fortement carboné en Allemagne) quand le vent ne souffle pas.
Le nouvel amendement balaie ces précautions : il suffira au producteur d'acheter la même quantité d'électrons d'origine renouvelable, dans une période de trois mois. « Avec l'amendement voté par le Parlement, il suffit d'acheter de grandes quantités de certificats nommés « garanties d'origine » auprès de producteurs d'électricité éolienne lorsque le vent souffle, en septembre, par exemple. Et si en octobre les pales ne tournent pas, vous pourrez utiliser de l'électricité produite par du gaz ou du charbon : votre hydrogène sera considéré comme vert, dès lors qu'on lui associe les certificats de septembre », s'indigne Bertrand Charmaison, qui a effectué ses calculs : « Avec le mix électrique fortement carboné de nombreux pays européens tel qu'il est aujourd'hui, produire cet hydrogène « vert » pourrait rejeter jusqu'à15 kg de CO2 par kg d'hydrogène produit, c'est-à-dire davantage que par la méthode classique ! »
Verdissement européen, au détriment d'autres pays
Une discussion qui risque de s'ouvrir sous de mauvais auspices, redoutent les observateurs. « Nous sommes dans une compétition économique », décrypte une source proche du dossier. « Si la France maintient finalement les 12 centrales nucléaires qu'elle avait prévu de fermer, comme Emmanuel Macron s'y est engagé, on pourrait avoir un excédent d'électricité nucléaire jusqu'en 2028-2030, ce qui rendrait très concurrentiel notre hydrogène vert. Ceux qui rejettent le nucléaire vont s'y opposer… » Ainsi la stratégie énergétique allemande, qui prévoit une production domestique d'hydrogène de seulement 14 TWh pour une consommation estimée entre 90 et 110 TWh en 2030, repose essentiellement sur des importations à bas coût.
Berlin « met en place des coopérations par différents canaux », avec « des exportateurs traditionnels d'énergies fossiles [Angola, Nigeria, Arabie saoudite, Russie, Canada, Ukraine] et des nouveaux entrants comme le Chili, le Brésil, l'Afrique du Sud, le Maroc, le Portugal ou encore l'Australie », détaillait l'an dernier une note du Trésor. L'Allemagne a déjà affecté deux milliards d'euros de fonds publics à des partenariats avec le Maroc, la Namibie, la République démocratique du Congo, l'Afrique du Sud : leurs fermes solaires lui livreront de l'hydrogène par cargos. Une aberration au regard du climat, constate un expert du secteur : « C'est un énorme scandale, on crée une politique anti-climatique. Quel sens y a-t-il à piquer le renouvelable des pays en développement ? Avec quoi feront-ils leur transition ? »
Aujourd'hui, la consommation d'énergie au Maroc est encore dominée par les fossiles, à plus de 90 %, quasiment entièrement importés. Elle risque de l'être encore pour longtemps.
Publié sur le journal LePoint