Comment des prédateurs exploitent la sexualité virtuelle des mineurs ?https://www.ladn.eu/media-mutants/predateurs-exploitent-sexualite-virtuelle-mineurs/
« Les enfants grandissent trop vite » : comment la sexualité virtuelle des mineurs est exploitée sur les réseaux
Par David-Julien Rahmil - Le 21 juin 2023
Perçue comme anecdotique il y a sept ans, l'exploitation sexuelle des mineurs en ligne à travers le partage de nudes est devenue un problème systémique et généralisé. On a voulu comprendre pourquoi.
Cet article accompagne la sortie de la revue n°33 de L'ADN consacrée aux différentes formes d'exploitation des enfants en ligne. Il est le résultat d'une longue enquête menée auprès d'associations d'aide aux victimes de cyberviolence et de victimes de grooming. Retrouvez la revue de L'ADN sur notre boutique en ligne.
« Et si mes copains reçoivent mes photos, je fais quoi ? » Dans l'oreillette de Mathilde, on devine une voix paniquée. C'est celle d'un adolescent anonyme que nous appellerons Arthur. Il a décidé d'appeler le 3018, la plateforme d'aide téléphonique contre les cyberviolences après avoir été berné par un brouteur. Ces arnaqueurs professionnels qui agissent depuis des pays d'Afrique comme la Côte d'Ivoire ou le Bénin exploitent en ce moment une nouvelle combine. Après avoir piraté des comptes Instagram de jeunes filles, ils utilisent ces derniers pour draguer des collégiens et des lycéens sur les réseaux et les inciter à envoyer des nudes ou à se masturber face à leur webcam. C'est ce qui est arrivé à Arthur qui s'est ensuite trouvé sous la menace d'un chantage : celui de payer quelques centaines d'euros ou de prendre le risque de voir ses photos intimes partagées à ses amis et ses parents. Il se retrouve maintenant face au mur et aussi face à sa honte et sa colère de s'être fait berner.
Comme les cinq autres écoutants dans la salle, Mathilde sait employer le ton et les mots qui rassurent. D'une voix posée, elle indique à Arthur qu'il n'est pas le seul à s'être fait avoir et le déculpabilise en lui indiquant qu'il n'a rien fait de mal. Elle lui dit aussi qu'il ne risque pas grand-chose, tant qu'il ne paye pas. « Ces gens sont surtout là pour ferrer les victimes qui veulent bien payer, explique-t-elle. Si tu payes ce qu'ils demandent, ils ne vont pas s'arrêter et vont continuer à te demander des sommes de plus en plus importantes. D'après notre expérience, ils diffusent très rarement les images quand ils font face à un refus et ils passent rapidement à quelqu'un d'autre, malheureusement. » Elle le conseille aussi d'en parler avec ses amis et de les prévenir au cas où ils recevraient des photos de lui. Dans ce cas, ils doivent prendre une capture de l'image et du nom du compte qui l'a envoyé pour que la plateforme puisse envoyer une demande de bannissement.
L'affolante montée de l'agression sexuelle en ligne
Des cas comme celui d'Arthur, le 3018 en traite de manière quotidienne. Ouvert depuis 2021, le numéro de la plateforme apparaît dorénavant sur les cahiers de correspondance des collégiens et des lycéens. Gérée par l’association e-Enfance qui existe depuis 17 ans, cette plateforme reçoit environ 80 appels par jour, soit 25 000 appels par an. 60 % des demandes concernent le cyberharcèlement, le chantage à la webcam ou la diffusion de nudes. En un an, l’association a aussi permis la suppression de 10 000 contenus ou comptes malveillants sur les réseaux. Installé dans un coin du plateau téléphonique, Vincent, le coordinateur de la plateforme d'écoute, résume la situation. « Le harcèlement et la publication de nudes, qu'on appelle souvent revenge porn, existe depuis longtemps, indique-t-il. Mais depuis le confinement, nous avons eu une explosion d'agressions sexuelles par écran interposé. Il y a eu beaucoup de comptes fisha, ces comptes tenus par d'autres adolescents ou de jeunes adultes sur Snapchat, ou Telegram et sur lesquels sont publiés des photos de nudes de jeunes filles. On a fait supprimer 3000 comptes en 2021 et à peu près le même chiffre en 2022. »
Au-delà des résultats mis en avant par le 3018, il est toutefois difficile de quantifier réellement le phénomène en France tant ce dernier n'est pas étudié de manière systématique. On sait tout au plus que 20 % des 6-18 ans ont déjà été confrontés à des situations de cyberharcèlement selon une enquête menée en juin 2021 par Audirep pour l’association e-Enfance. Mais quand on fait le tour des associations de terrain confrontées à ces problématiques, toutes sont unanimes : les cas de cyberviolences sexuelles comme la publication de nudes ou la sextortion ont explosé depuis 2020 et touchent des enfants de plus en plus jeunes. Ce constat empirique est confirmé par des études internationales. Selon la National Society for the Prevention of Cruelty to Children, les cas de crimes sexuels en ligne touchant les mineurs ont augmenté de 84 % entre 2018 et 2022 et toucheraient plus particulièrement les adolescents de 12 à 15 ans. Une autre étude, italienne celle-là, indique que deux enfants sur 10 de moins de 13 ans sont concernés par ces agressions à caractère sexuel en ligne, autant les garçons que les filles.
Des débuts de vie sexuelle virtuels
Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. D'après Clara, la psychologue et coordinatrice adjointe du 3018, l'enfermement forcé de 2020 a accéléré une tendance qui progressait déjà auparavant : les jeunes débutent leur première expérimentation sexuelle sur les réseaux et par écran interposé. « Quand on échange avec eux au téléphone, on se rend compte que tout l'aspect de la rencontre hors écrans devient très secondaire, explique-t-elle. Le fait de pouvoir s'inventer une identité en ligne et d'avoir accès via le smartphone à une quantité invraisemblable d'autres personnes fait qu'ils vont beaucoup plus investir dans une forme de sexualité virtuelle. À travers les écrans, on peut projeter une image idéale de soi, mais on peut aussi plus facilement mentir, jouer sur les sentiments et manipuler les autres sans avoir vraiment conscience des conséquences. » Cet investissement de la vie sexuelle et amoureuse est confirmé par Margot Déage, docteure en sociologie et auteur de l'ouvrage À l'école des mauvaises réputations qui traite de la vie secrète des collégiens sur les réseaux. « La première chose qui frappe avec cette classe d’âge, c’est le contrôle et la surveillance qu’ils exercent entre eux, au sein du collège indique-t-elle. Ils sont toujours en train de se juger et ils ont donc du mal à se rapprocher les uns des autres pour forger des relations amicales ou amoureuses. Du coup, les réseaux permettent d'être discret et de forger de nouvelles formes de relations tout en échappant à la pression du groupe. Les ados y trouvent une liberté d'expression augmentée pour le meilleur et pour le pire. »
Si ces échanges pouvaient être relativement platoniques avant 2020, ils sont devenus beaucoup plus « épicés » ces dernières années. Jugé marginal en 2015, l'envoi de nudes est à présent totalement banalisé chez les collégiens d'après Nora Fraisse, fondatrice de l'association Marion la main tendue qui lutte contre le cyberharcèlement. « C'est un peu comme le joint qu'il fallait fumer au lycée pour être cool, raconte-t-elle. Le nude est devenu une sorte de passage obligatoire pour montrer qu'on est dans le coup. On le fait en grande partie parce qu'il y a une pression du groupe et qu'on ne veut pas paraître coincé. » D'après une étude de la firme Thorn spécialisée dans la protection des enfants sur Internet, le pourcentage d'enfants âgé de 9 à 13 ans considérant que le partage de nudes entre pairs est normal est passé de 13 % à 21 % en l'espace de 2 ans. Le chiffre monte à 26 % quand il s'agit de garçons. La même étude indique que 26 % des enfants de 12 à 17 ans ont déjà reçu au moins une fois des nudes tandis que 15 % indiquent en avoir envoyé. Ces chiffres sont considérés comme étant sous-estimés.
Il faut « nuder » pour être cool
Comment expliquer une telle banalisation ? Beaucoup d'associations pointent du doigt un accès à la pornographie en ligne rendu plus facile de par l'individualisation des écrans, mais aussi une sexualisation toujours plus importante au sein des représentations médiatiques, notamment sur les comptes des influenceuses issus de la téléréalité. « On est dans un monde qui glorifie des personnages d'escort girl comme Zahia tandis que le travail du sexe sur les plateformes comme OnlyFans est devenu banal, indique Nora Fraise. S'ajoute à cela le visionnage d'images pornographiques qui arrive de plus en plus tôt, vers l'âge de 10 ans. Toutes ces petites choses cumulées peuvent expliquer cette tendance. » Pour Victor, écoutant au 3018, c'est surtout le laisser faire des parents qui sont responsables. « Au cours de mes conversations, je me suis rendu compte à quel point les enfants sont laissés à eux-mêmes, explique-t-il. J'ai discuté avec une enfant de 12 ans qui m'a raconté qu'une personne l'avait contactée par hasard et lui avait demandé de lui envoyer des nudes et elle lui a envoyé. Il y a une forme de simplicité d'accès au corps des enfants via les écrans parce qu'ils imitent beaucoup le monde de l'influence qui a un rapport au corps très démonstratif. Les enfants qui voient ça veulent jouer aux grands et sont alors dans l'imitation. » Ce phénomène de changement de comportement est d'ailleurs bien connu dans le marketing du jouet sous le terme de « KGOY » pour l'expression « kids getting older younger » (les enfants grandissent de plus en plus vite). Théorisé dans les années 90, ce concept indiquait que les enfants s'intéressaient plus tôt aux loisirs qui intéressaient auparavant les générations précédentes à un âge plus avancé. La même chose peut s'appliquer à l'explosion médiatique qui passe par les plateformes vidéo.
Si l'envoi de nudes entre adolescents consentants n’est pas un problème en soi, ce sont bien évidemment les dérives de ces pratiques et leur aspect presque systématique qui inquiète. La première conséquence directe est celle du repartage de photos auprès de ses amis et que l'on appelle abusivement du revenge porn. Statistiquement, ce repartage se fait plus dans l'idée d'impressionner les copains ou de les faire rire plutôt que de se venger. Elle occasionne toutefois des cas harcèlement scolaire et de « slut shaming » qui touchent principalement les filles qui sont accusées d'avoir eu des comportements trop sexuels.
Quand les prédateurs en profitent
Cette normalisation des nudes augmente aussi les cas de grooming en ligne, une méthode de prédation sexuelle qui consiste à manipuler sa victime en se faisant passer pour ami, un protecteur ou une relation amoureuse dans le but d'obtenir des images ou des vidéos à caractère sexuel. C'est ce qui est notamment arrivé à Camille, une jeune étudiante en droit qui avait 15 ans au moment des faits. Après avoir noué une relation avec un correspondant anglais de 17 ans, ce dernier lui a envoyé une photo de son sexe et lui a demandé en retour un nude. À force d'insister, et pour ne pas briser ce début de relation, Camille a accepté, sans montrer son visage. Son copain a alors utilisé cette dernière comme moyen de pression pour lui demander de plus en plus de photos ainsi que des vidéos en live qu'il visionnait avec ses copains. « Ça a duré un peu plus de 6 mois avec une fréquence quotidienne, explique-t-elle. Il fallait que je sois à sa disposition, à la minute, peu importe où j'étais. Il est devenu comme une sorte de marionnettiste. Il ne m'a jamais demandé de l'argent, mais il voulait que je lui obéisse. » Là encore, la sensation de honte prévaut largement par rapport à la victimisation. « J'ai eu une vraie dissociation entre ce qui se passait à l'époque pendant que j'étais sous son emprise et ce qui se passait en réalité. J'ai longtemps considéré que ce qu'il me faisait n'était pas grave, car je considérais que c'était ma faute. Je me sentais à la fois coupable et complice ».
Cette méthode qui est à la fois utilisée par des mineurs ou des adultes débouche par la mise en place d'une véritable exploitation d'images à caractère sexuel produite par les plus jeunes. Cette exploitation se fait par l'intermédiaire de ce qu'on appelle les comptes fisha, mis en place sur Snapchat ou Telegram. Souvent privés et accessibles par invitation, ces fils de discussion permettent à un ou plusieurs individus de partager des images qu'ils ont collectées eux-mêmes ou que des followers leur envoient. C'est la même logique que l'on retrouve aussi sur les forums de contenu pédophile présent sur le darkweb, d'après le journaliste norvégien Håkon F. Høydal, qui a signé plusieurs enquêtes sur ce milieu. « La plupart des gens qui pratiquent ce type de partage d'images ou de vidéos le font comme s'ils échangeaient des cartes Pokemon, explique-t-il. Les contenus sont à la fois le produit et la monnaie. Ils ne gagnent pas d'argent, mais une forme de crédibilité et de statut social au sein de ces groupes. » Ce dernier remarque par ailleurs le partage de plus en plus fréquent de vidéos tournées par les enfants eux-mêmes par l'intermédiaire d'une webcam. « Les prédateurs ont compris qu'avec la technologie, les jeunes ont trouvé de nouvelles méthodes pour explorer leur sexualité, indique-t-il. Ils vont s'accrocher à cette curiosité et emmener les enfants dans le monde sexuel des adultes en les approchant par snapchat, ou sur des plateformes de jeux vidéo puis les inciter à se masturber en donnant des instructions. C'est une pratique qui peut apporter beaucoup de mal physique, mais aussi mental aux victimes. »
Au vu de ce tour d’horizon, les mesures annoncées pour limiter l’accès des mineurs aux sites pornographiques font l’effet d’une goutte d’eau dans l’océan. À présent que les jeunes ados démarrent leur vie sexuelle de manière virtuelle, il est peut-être temps pour les adultes de se mettre à jour et d’amorcer un vrai dialogue.