Pornhub, YouPorn, Xvideos… Comment les « tubes » ont bouleversé le pornohttps://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/10/03/pornhub-youporn-xvideos-comment-les-tubes-ont-bouleverse-le-porno_6192264_4408996.html
Pornhub, YouPorn, Xvideos… Comment les « tubes » ont bouleversé le porno
Par Pauline Croquet , Damien Leloup et Florian Reynaud
Publié hier à 20h00, modifié à 01h36 sur Le Monde
En quelques années, ces sites ont imposé comme modèle l’accès facile et gratuit à une masse de contenus pour adultes, souvent peu contrôlés. Ils sont aujourd’hui au cœur d’un rapport du Haut Conseil à l’égalité, mais aussi des débats sur les outils de vérification de l’âge des internautes, discutés mercredi à l’Assemblée nationale.
Août 2006. Alors que YouTube est encore un « petit » site peu connu (il ne sera racheté par Google que trois mois plus tard), un site pornographique d’un genre nouveau est discrètement mis en ligne : nom similaire, page d’accueil avec des vignettes imagées, possibilité de mettre en ligne ses propres contenus… YouPorn reprend les codes de ce qui deviendra le géant mondial de la vidéo.
Et le succès est immédiat. A la fin du mois de novembre, les administrateurs anonymes du site remplacent la page d’accueil par un message d’erreur : « Nous sommes à court de bande passante ! Nous avons utilisé 31 téraoctets en deux jours, sur 2 300 000 téléchargements [visionnages]. Nous cherchons des fournisseurs de serveurs illimités en Europe. »
Ces audiences, stratosphériques pour l’époque, ne passent pas inaperçues. L’année suivante, des dizaines de clones apparaissent en ligne, dont certains sont toujours présents aujourd’hui dans le top mondial des sites les plus visités. Pornhub, RedTube, Xvideos et Xhamster se lancent ainsi à quelques mois d’intervalle, marquant le début d’une guerre des « tubes » – le nom qui désignera les sites de ce type – qui durera des années.
Monter un site de ce type n’est pas particulièrement compliqué. Les outils techniques, et notamment les algorithmes de compression vidéo indispensables pour limiter les frais de bande passante, se démocratisent très vite. Trouver du contenu est également très simple : outre une poignée de vidéos amateur tournées et mises en ligne par les utilisateurs, l’écrasante majorité est pillée sur les sites payants ou d’autres « tubes ». Aucune modération, aucun contrôle de l’âge des internautes, aucun scrupule, mais des audiences gigantesques : le modèle des « tubes » bouscule en quelques années le monde de la pornographie en ligne.
Une oligarchie du porno
Dans le chaos de ces premières années, un homme va jouer un rôle déterminant : Fabian Thylmann. Ce jeune Allemand s’est spécialisé dans la publicité des sites pour adultes et investit dans plusieurs « tubes », dont il finit par prendre le contrôle, notamment Pornhub et YouPorn. Ses différentes plates-formes font à l’époque l’objet de dizaines de plaintes pour infraction au droit d’auteur, déposées par les sociétés de production et les studios du X.
Grâce à l’argent accumulé par ses sites, Fabian Thylmann résout en partie le problème… en s’offrant les entreprises qui l’attaquent. Brazzers, qui avait des accords avec certains « tubes », est rachetée en 2009 ; trois ans plus tard, le mastodonte Digital Playground et Reality Kings passeront également sous son contrôle.
L’ascension éclair de Fabian Thylmann est brutalement stoppée en 2012 lorsqu’il est interpellé et mis en examen pour fraude fiscale. Il revend l’année suivante son empire du porno – considéré comme le plus grand au monde – à deux autres entrepreneurs du secteur, les Canadiens Feras Antoon (cofondateur de Brazzers) et David Tassilo. C’est la naissance de MindGeek, aujourd’hui rebaptisé Aylo. Son principal concurrent, WGCZ Holding (Xvideos, Xnxx…), fondé par les Français Stéphane et Malorie Pacaud, rachète ou lance lui aussi en parallèle des studios en plus de ses sites de « tubes », comme Bang Bros et Legal Porno. Avec Wisebits Group (Xhamster, Stripchat), ces trois holdings contrôlent l’écrasante majorité des sites gratuits pour adultes les plus populaires au monde.
En quelques années, une poignée de plates-formes a ainsi révolutionné la manière dont les internautes accèdent aux vidéos pornographiques. « Quand les premiers “tubes” sont apparus, personne n’avait conscience d’à quel point ils allaient complètement modifier les habitudes de consommation de vidéos, se souvient Carmina, actrice et réalisatrice indépendante de films pour adultes et également rédactrice en chef du site spécialisé Le Tag parfait. Mais ça n’est pas propre au porno : c’était exactement la même chose pour YouTube ! »
Changement d’échelle et « prescription »
Des sites pour adultes existaient bien sûr avant l’arrivée de Xvideos ou Pornhub, mais les « tubes » ont solidifié l’idée que la pornographie était, au moins en partie, accessible gratuitement en ligne, donnant lieu à un changement d’échelle. « La montée des “tubes”, avec leur offre infinie de vidéos gratuites, a coïncidé avec le déclin global de l’économie de 2008 (…), et la très forte demande a entériné le fait que de nombreux utilisateurs ne seraient plus prêts à payer pour leur porno », expliquait en 2019 la chercheuse Margaret MacDonald (aujourd’hui au conseil consultatif de la maison mère de Pornhub) dans sa thèse sur l’industrie du porno.
L’avènement de ces plates-formes coïncide par ailleurs avec l’apparition des smartphones. Ensemble, ces deux éléments ont fait entrer le porno dans la sphère domestique, selon le chercheur Florian Vörös. « On peut le visionner en déplacement, dans les toilettes au travail, ça va changer les pratiques pour aller dans le sens d’une consommation qui s’insère dans les routines de la vie quotidienne », explique le sociologue à l’université de Lille.
Jusqu’à créer des addictions ? Répondant à un appel à témoignages du Monde, plusieurs internautes ont confié leur malaise devant leur propre consommation, mettant souvent en avant la facilité d’accès à la pornographie comme un facteur déterminant. Et sur le forum américain Reddit, certaines communautés rassemblent depuis des années des centaines de milliers de personnes exprimant une souffrance générée par une consommation massive de contenus pour adultes. Même si, d’un point de vue scientifique, l’addiction à la pornographie fait encore l’objet de nombreux débats.
Reste que les « tubes », en rendant tous les types de sexualité accessibles, les ont aussi rendus plus visibles. Côté pile, cela permet d’explorer librement sa sexualité, y compris lorsqu’elle va à rebours de tabous sociétaux : aux Etats-Unis, plusieurs études ont montré que la consommation de vidéos mettant en scène des personnes homosexuelles ou transgenres était proportionnellement plus forte dans les Etats les plus conservateurs. Côté face, ces plates-formes rendent aussi plus accessibles des contenus violents ou extrêmes, a fortiori lorsqu’elles sont mal, voire pas du tout, modérées.
Car, depuis leur apparition, une vive controverse existe sur leur caractère « prescripteur », faisant écho à un débat similaire plus large concernant l’impact de la pornographie sur la sexualité de ses consommateurs. Pornhub et ses concurrents sont ainsi régulièrement accusés de promouvoir, sur leur page d’accueil ou dans les suggestions de vidéos, une image violente, caricaturale ou malsaine de la sexualité, notamment avec le système des « tags ». Ces mots-clés peuvent aussi bien renvoyer à des descriptions physiques des actrices et acteurs qu’aux actes sexuels présentés ou au décor des vidéos. Nombre d’entre eux sont régulièrement dénoncés pour leur teneur raciste et misogyne, ou encore lorsqu’ils font la promotion de l’inceste.
« Certes, quand on a un intérêt spécifique, un “kink”, c’est hyperpratique pour trouver des vidéos correspondantes, reconnaît Carmina. Le problème, c’est qu’ils ont tendance à être fortement sexistes, racistes, classistes, hétéronormés… Catégoriser les corps avec des tags, ça peut être un problème ; mais les problèmes sur la vision du corps de la femme, ça n’est pas un débat inhérent au porno, c’est dans toutes les industries, dont le cinéma. »
La bataille du contrôle de l’âge
Devenus incontournables, la plupart des gros « tubes » ont tenté ces dernières années d’asseoir une forme de légitimité et d’engager un processus de « normalisation ». Certains ont mis fin au piratage à grande échelle de contenus, ont lancé des services pour rémunérer les « modèles », et tous ceux appartenant à de grands groupes ont conclu des accords avec des plates-formes payantes. En début d’année, MindGeek a même été racheté par Ethical Capital Partners, un fonds d’investissement canadien.
Mais tous sont encore aujourd’hui visés par des plaintes en justice et des enquêtes dans divers pays. De nombreux articles de presse récents ont montré que ces sites continuaient d’héberger des vidéos illégales, de violences sexuelles notamment, et ne répondaient pas, ou trop tardivement, aux demandes de suppression de contenus relevant du revenge porn (« pornodivulgation »), qui consiste à diffuser sans le consentement de quelqu’un des images censées rester privées. Le studio Legal Porno est notamment accusé d’imposer des conditions de travail et des scènes extrêmement violentes aux actrices : une enquête a été ouverte en République tchèque. En France, le scandale French Bukkake a révélé des pratiques violentes et un système de « prédation » organisé pour les tournages de ce site, en accès payant mais dont les vidéos se retrouvent aussi sur certains « tubes ».
De son côté, Pornhub a joué un rôle central dans le scandale Girls Do Porn, un studio accusé d’avoir monté un vaste système d’intimidation et de coercition pour imposer à des femmes de tourner des scènes en leur promettant une distribution confidentielle, alors même que les vidéos étaient diffusées sur des sites à forte audience. La plate-forme a également été impliquée en 2020 dans un autre scandale après la publication d’une enquête du New York Times sur la présence sur le site de vidéos pornocriminelles et de viols. A l’époque, Visa et Mastercard avaient coupé leurs services auprès de Pornhub, et l’entreprise avait supprimé en catastrophe une grande partie des contenus mis en ligne par ses utilisateurs.
Quatre plates-formes de « tubes » (Pornhub, Xvideos, Xnxx et Xhamster) sont directement visées par le récent – et controversé – rapport sur la pornographie du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, publié en France le 27 septembre.
Plus menaçant encore pour ces sites, une bonne dizaine d’Etats américains et plusieurs pays, dont la France, ont cherché ces trois dernières années à leur imposer un contrôle strict de l’âge de leurs visiteurs. En Louisiane, où un mécanisme de vérification a été mis en place, Pornhub a « instantanément vu son trafic chuter de 80 % », expliquait à la mi-juillet au Monde Solomon Friedman, l’un des dirigeants de Aylo, propriétaire de la plate-forme. Dans l’Hexagone, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, débattu mercredi 4 octobre à l’Assemblée nationale, veut permettre le blocage des sites qui ne se plient pas aux règles, sans avoir à passer par une décision de justice.
Partout où elles sont proposées, ces lois imposant la vérification d’âge sont férocement contestées par les « tubes ». Système en double anonymat, empreinte de carte bleue, analyse faciale… si les modalités techniques d’un tel contrôle sont débattues, ce qui se joue en réalité est surtout leur modèle économique. Pour des sites qui ont bâti leur empire sur des revenus publicitaires et un océan de contenus accessible en deux clics, tout système de vérification constituera une entrave. Et donc une menace existentielle.