"Grosse salope, t’es morte" : infiltration dans la discussion Snapchat d'une classe de CM2https://www.marianne.net/societe/education/grosse-salope-tes-morte-infiltration-dans-la-discussion-snapchat-dune-classe-de-cm2
"Grosse salope, t’es morte" : infiltration dans la discussion Snapchat d'une classe de CM2
Paru sur Marianne
Après le suicide, le 12 mai dernier, de Lindsay, 13 ans, élève dans un collège du Pas-de-Calais, le harcèlement scolaire se retrouve au cœur des débats. Mais ce phénomène de meute démarre souvent dès l’école primaire. Exemple avec le groupe de discussion d’une classe de CM2 sur le réseau social Snapchat. Les filles y sont traitées de « putes » les garçons de « gros cons ». Un enfant menace un autre d’aller lui « casser les dents à la récré » : « Et j’rigole pas. Et tu saignes, j’men fous. D’toute façon personne t’aime. Crève. » Le même entend « démonter la gueule » à une autre parce qu’elle a « mal parlé de sa mère » : « Grosse salope, t’es morte, j’encule ta grosse mère aussi. Dans tous les cas, elle est dead. » Entre deux vidéos de mangas ou de foot à la gloire de Mbappé, les élèves s’y invectivent à tout va à coups de « wesh, wesh, wesh » et d’insultes en arabe – même si la majorité d’entre eux n’a aucune origine maghrébine.
Et non, ce ne sont pas des collégiens. Mais l’ordinaire d’un groupe de classe de CM2 sur le réseau social Snapchat que Marianne a pu consulter pendant trois mois, cette année. Cette dizaine d’élèves âgés de 10 à 11 ans est scolarisée dans la même classe d’une école publique du centre de Lyon un peu plus favorisée que la moyenne. Les familles de cadres et de professions libérales y côtoient celles de classe moyenne et de milieu plus populaire des HLM environnants. Une école mixte socialement plutôt « réputée » pour son niveau scolaire, racontent les parents.
SEXUALITÉ ET VIOLENCE
Lorsque les enfants ont créé ce groupe restreint cet hiver, il s’agissait pour eux d’échanger des photos de devoirs oubliés, agrémentées de blagues. Depuis le confinement du printemps 2020, les élèves de primaire, encouragés à communiquer entre eux et avec leurs enseignants par des moyens numériques, ont pris l’habitude de s’inscrire sur des groupes virtuels – surtout WhatsApp ou Snapchat. D’autant qu’ils sont toujours plus nombreux à posséder un téléphone dès la classe de CM1, voire de CE2. Un but semi-utilitaire a priori, rassurant pour leurs parents. Las, à lire les messages avec attention, on perçoit, jour après jour, que les échanges s’éloignent vite de l’objet initial. Au milieu des blagues classiques du type « la tête à Toto » les vidéos échangées, trouvées sur Internet par les enfants, flirtent très vite avec la sexualité et la violence. Des chats torturés ou frappés, des fesses et des seins de femmes filmés en gros plan avec des commentaires peu ragoûtants. On y parle des « darons » (les parents) auxquels il faut cacher les messages « sinon on va se faire couper le Wifi ».
Chaque enfant ou presque se voit affubler d’un surnom. Les premières de la classe y sont moquées : « Google Chrome » et « Wikipédia ». Le reste du groupe leur tombe dessus parce qu’elles écrivent leurs messages « sans fautes et avec des virgules », ce qui n’est pas admissible selon les codes auto-institués du groupe. Deux élèves d’origine africaine sont moqués, de façon répétée, en raison de leur couleur de peau et de leurs cheveux crépus sans que quiconque ou presque s’en émeuve. Les filles rondouillardes sont des « grosses » et les grandes de « sales girafes ». Simple plaisanterie puérile ? Peut-être mais qui peut vite dégénérer en harcèlement de groupe, d’autant que ces enfants, encore très jeunes, n’ont aucun filtre et racontent tout ce qui leur passe par la tête.
EFFET DE GROUPE ET CURÉE
La petite Stefania explique publiquement dans un « vocal » (un message audio), par exemple, pourquoi Arno ne peut plus être son petit ami – ce qui consiste concrètement à se tenir de temps en temps la main et se voir à la récré – et le lui annonce sur le groupe : « J’taime plus, c’est tout. Fous moi la paix. Tu m’as bien quitté la semaine dernière. C’est mon tour. » Humiliation du rejeté qui l’injurie avec sa petite voix suraiguë. Les filles prennent parti pour leur amie. Les garçons pour leur « reuf » (frère, en verlan). Tous promettent de régler ce différend dans les toilettes de l’école le lendemain.
Un autre jour, une enfant se fait railler parce que les autres soupçonnent ses parents d’être homosexuels. « On va t’appeler quatre boulettes puisque pour te fabriquer il a fallu quatre couilles et deux quéquettes. Comme t’as deux pères, tu dois être un garçon en vrai. » La rumeur enfle : « Rose, t’es un garçon, t’es un garçon… » Les moqueries se cumulent : « Tes lunettes, on dirait un pare-brise, répond nous, salope. Ton front est trop grand, on dirait celui de T’choupi [un personnage de dessin animé]. » Effet de groupe aidant, tout le monde s’y met, même les « meilleures amies » pour la moquer. Des montages de photos obscènes sont réalisés avec le visage de la victime et postés sur le groupe. C’est la curée. Consigne est donnée de ne plus lui adresser la parole « jusqu’à la fin de l’année ». Un signalement effectué par un parent auprès de l’école mettra fin à cette situation aux allures de harcèlement.
TABASSAGE, INSULTES ET SNAPCHAT
Mais parfois, cela va bien plus loin, comme Nadia a pu le constater, le mois dernier, dans son école primaire, dans l’Essonne. Cette directrice expérimentée a appris, grâce à un élève de CM2 « qui n’en dormait plus la nuit » qu’un groupe Snapchat avait été créé spécialement par sa classe pour harceler un jeune garçon. Un « très bon élève, en situation de fragilité car ses parents étaient en train de divorcer de façon houleuse. Il avait aussi des difficultés relationnelles » raconte-t-elle. Les enfants organisaient des opérations tabassage dans la cour de récréation, l’insultaient, le menaçaient dans les toilettes à l’abri du regard des adultes…
Lui-même était paradoxalement dans le groupe, mais n’osait en sortir « par peur d’être encore plus exclu » a-t-il expliqué à cette directrice, par ailleurs choquée par les vidéos porno, de suicides et de violences sur animaux qu’elle a pu visionner sur ce groupe Snapchat. Les 27 familles convoquées sont « toutes tombées de l’armoire » les enfants ont été sermonnés. Celui qui a osé dénoncer « a été félicité et montré en exemple ». « Depuis, tout est rentré dans l’ordre raconte la directrice, mais j’ai été étonnée : les parents n’étaient pour la plupart pas du tout au courant de ce que fabriquaient leurs enfants sur leurs téléphones. Leur réaction ? On va limiter le Wifi ! Or il faut avant tout parler avec les enfants pour déminer insiste-t-elle. J’y ai passé beaucoup de temps. Et c’est bien le problème. Nous pourrions passer nos journées à démêler ce qui relève de la simple querelle du véritable harcèlement. »
« ÇA COMMENCE DÈS LE PRIMAIRE »
Pour Murielle Cortot Magal, qui dirige le service du numéro vert anti-harcèlement mis en place par le gouvernement en 2011, « on repère le harcèlement majoritairement en CM1, CM2, sixième et cinquième. Il s’agit d’abord de bousculades volontaires et croche-pieds sur un enfant, de plaisanteries dégradantes sur le physique. Toute différence – handicap, couleur de peau, orientation sexuelle – est brocardée. Et plus ils grandissent, plus ça se passe sur les réseaux sociaux. On parle beaucoup des collèges car ils concentrent le plus de faits, mais ça commence dès l’école primaire. Avec une problématique particulière : le manque de moyens pour y faire face » explique-t-elle. Avec une difficulté supplémentaire : en primaire, on ne peut pas exclure, même momentanément, un élève agresseur, contrairement au collège. Pour cause : les conseils de discipline n’existent pas.
Directeur d’école à Nice depuis 1996, Thierry Pageot a toujours vu du harcèlement en primaire, même si le phénomène a pris de l’ampleur avec l’avènement du téléphone portable à l’école, souvent dès l’âge de 8 ou 9 ans. « C’est un sujet très compliqué à gérer, raconte ce secrétaire général du syndicat des directeurs d’école, d’autant que nous avons moins de personnel que dans le secondaire. » Contrairement aux collèges, les écoles primaires ne bénéficient pas de personnel de vie scolaire, ni d’assistants d’éducation. Très souvent, lorsque l’école est petite, le directeur enseigne aussi à mi-temps.
Les élèves ont donc moins d’adultes à qui parler. « La cour de récréation n’est pas toujours très surveillée. Et il arrive aussi que le scolaire et le périscolaire se renvoient la balle » confirme Maître Valérie Piau, avocate parisienne spécialisée en droit de l’éducation. « Il me semble aussi que les adultes prennent moins au sérieux la parole des écoliers que celle des collégiens parce qu’ils sont plus jeunes. Les enseignants minimisent parfois les alertes des enfants, évoquent de simples chamailleries. À leur décharge, les parents font aussi parfois remonter des faits qui n’ont rien à voir avec du harcèlement. »
4 JOURS DE FORMATION
Selon Marie Quartier, chargée de cours à l’université Lyon-II, licenciée en psychologie et auteure d’un ouvrage sur le sujet, « il ne faut pas minimiser les chamailleries et ne pas laisser faire ce que l’on ne tolérerait pas chez l’adulte, comme l’emploi d’un surnom ou le fait de bousculer. Il faut éviter que s’installe tout climat de rumeur, de moquerie. Les signaux faibles de souffrance, comme la chute des notes, le désintérêt pour la classe, les absences répétées sont également à prendre au sérieux. Tout cela peut intervenir dès la maternelle car le phénomène de groupe est présent dès le plus jeune âge ».
Certes, depuis les années 2010, des mesures sont mises en place pour que les choses bougent. Le dispositif pHARe, lancé en 2019 à titre expérimental et qui se déploie dans tous les établissements, porte ses fruits. Il prévoit la formation d’une équipe de référence d’au moins cinq personnes par collège et par circonscription du premier degré, la nomination et la formation de dix élèves ambassadeurs au moins par collège.
Certains critiquent l’aspect trop théorique des quatre journées de formation. Mais selon le ministère, le taux de résolution des situations de harcèlement est supérieur à 80 % grâce à cette méthode. On revient de loin et on a du retard, comme le souligne Marie Quartier : « Des personnes au sein de certains établissements sont dans le déni. S’ajoute à cela la difficulté du métier : de nombreux enseignants sont eux-mêmes fragilisés, fatigués, et donc pas en état de repérer les signes de souffrance des élèves. »
UN DÉLIT QUI POSE UN INTERDIT
Après le suicide d’une collégienne, Lindsay, 13 ans, dans le Pas-de-Calais, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, a promis « des moyens supplémentaires ». Un responsable du suivi des situations et de la coordination de la lutte contre le harcèlement sera nommé dans chaque collège à partir de la rentrée 2023, avec une rémunération supplémentaire pour cette mission. Le ministre a aussi « enjoint aux chefs d’établissement de prendre contact systématiquement, en cas de harcèlement avéré, avec le procureur de la République, avec les autorités judiciaires ». Illusoire, comme le dénoncent des chefs d’établissement ?
Tout ne peut pas se régler sur un plan judiciaire, d’autant que le temps de la police et de la justice est souvent plus lent que celui de l’Éducation nationale. Certes, depuis la loi du 2 mars 2022, un délit de harcèlement scolaire a été créé. Il « n’aboutit pas systématiquement à une réponse judiciaire car la plupart des harceleurs sont très jeunes soulève Maître Piau, mais il pose un interdit bienvenu. Il permet de faire de la pédagogie auprès des familles ». En revanche, le problème des plates-formes numériques, lui, reste entier. Pour le moment, elles ont tendance à se défausser de leurs responsabilités.
Par Marie-Estelle Pech